Jérusalem, le dernier album de Jordi Savall, est né d’une demande de la Cité de la musique pour un concert autour des trois monothéismes. Pour cet éminent spécialiste des musiques anciennes et de la viole de gambe, spiritualité a toujours rimé avec musique. C’est au travers d’une chorale liturgique, dans son Espagne natale, que le jeune Jordi fit la connaissance, dès l’âge de 6 ans, de la voix et de la beauté du chant.
Pour la genèse de ce projet, il faut remonter à 2007, au moment où nous recevons de La Cité de la Musique la demande de préparer un nouveau projet, (pour avril 2008) autour d’un cycle de concerts sur les trois principales religions monothéistes. Après quelques jours de réflexion, nous avons tout de suite pressenti que la ville de Jérusalem pouvait nous offrir le sujet idéal. Ce sujet permettait de faire une très forte et belle démonstration de la grandeur et de la folie de l’histoire d’une ville, avec toute la problématique d’un lieu qui continue encore aujourd’hui de marquer les limites et les faiblesses de notre civilisation, spécialement avec la recherche d’une paix juste et valable pour tous et avec la difficulté de se mettre d’accord entre orient et occident sur les fondements mêmes de la véritable dimension spirituelle de l’homme. L’évocation de quelques-uns des moments essentiels de l’histoire et de la musique d’une ville comme Jérusalem, avec ses plus de 3000 ans d’existence, semblait à priori un pari démesuré, presque impossible. Car en effet, l’espace d’une édition discographique, même si elle est hors du commun par rapport aux normes habituelles, reste très limité pour un livret de plus de 400 pages traduit en huit langues et deux SACD de 78 minutes. Avec Montserrat Figueras et Manuel Forcano, nous avons pris conscience dès le début, qu’il fallait non seulement évoquer son parcours unique, par ses répercussions universelles, mais encore qu’il était évident que cette évocation –qui devenait en même temps un fervent hommage– ne serait possible, que si l’on tenait compte des témoignages essentiels de chacun des principaux peuples, des cultures et religions qui l’ont façonnée tout au long de son histoire, histoire très riche en événements depuis toujours extrêmement dramatique et conflictuelle. Histoire ou mythologie, légende ou réalité, chants ou musiques, tout dans cet univers semble vouloir synthétiser à travers « Le Pouvoir de la Musique », les enjeux essentiels de la civilisation de l’homme, dans l’espace d’une ville, qui dès le départ est devenue sacrée et mythique pour les trois principales religions monothéistes.Pour aborder ce projet, il fallait réunir un ensemble de musiciens, de différentes traditions, et provenant des principaux pays et cultures qui ont eu un rôle marquant dans les événements anciens et actuels. Ce pour quoi, en plus des musiciens habituels d’Espagne, de France, d’Angleterre, de Belgique et de Grèce, qui constituent l’équipe des solistes vocaux et instrumentaux d’Hespèrion XXI et de La Capella Reial de Catalunya, nous avons invité quelques chanteurs et instrumentistes Juifs et Palestiniens d’Israël, et aussi d’Irak, d’Arménie, de Turquie, du Maroc et de Syrie, formés et spécialisés dans des cultures musicales très anciennes et souvent transmises par tradition orale. Il était nécessaire de présenter une sélection significative des différentes musiques propres aux peuples qui tout au long de l’histoire de Jérusalem l’ont habitée avec leurs rêves et leurs tragédies, avec leurs espoirs et leurs malheurs. Cette sélection n’aurait pas été possible sans les nombreux et importants travaux de recherche historique, musicale et organologique réalisés par des grands maîtres comme A.Z. Idelsohn, Amnon Shiloah, Samuel G. Armistead, Isaac Levy, Rodolphe d’Erlanger, Charles Fonton, et R. Lachmann, pour les musiques orientales (juives, arabes et ottomanes), H.J.W. Tillyard, pour la musique byzantine, Pierre Aubry et Gordon Athol Anderson pour les musiques des croisades, sans oublier l’apport essentiel de tous les musiciens, chanteurs et collaborateurs qui ont, avec leur talent et leur expérience, participé d’une manière déterminante à la réalisation finale de ce projet ; je pense spécialement à Montserrat Figueras, Manuel Forcano, Yair Dalal, Lior Elmalich, les musiciens du groupe Al-Darwish, Gaguik Mouradian, Razmik Amyan, Dimitri Psonis, Driss El Maloumi, Mutlu Torun, Omar Bashir, Begoña Olavide, Pedro Estevan, Jean-Pierre Canihac et l’ensemble « trompettes de Jéricho », Andrew Lawrence-King et tous les chanteurs et instrumentistes Hespèrion XXI et de La Capella Reial de Catalunya. Jamais je n’avais réalisé un projet où l’implication personnelle de tous les participants ait été si essentielle et déterminante.La musique nous permet un regard plein d’émotion et de lumière sur des légendes, des croyances et des événements qui représentent un fabuleux concentré de vie, de culture et de spiritualité en symbiose avec ce qui se passe dans le monde. Fortement marquées par la présence historique des principales religions monothéistes, la Juive, la Chrétienne et la Musulmane, l’histoire et les musiques de Jérusalem sont le reflet d’un vécu unique, dans lequel les guerres et les conflits les plus extrêmes accompagnent les faits et gestes les plus élevés et spirituels de toute l’histoire de l’humanité. Pour donner forme à un programme musical et historique si complexe, il fallait trouver une structure originale imaginée à partir des sources mêmes du sujet que nous présentons divisé en sept chapitres contenant chacun les moments clés de son histoire. Trois chapitres centraux comportent un choix des musiques les plus représentatives des trois principales périodes relatives aux trois religions monothéistes : La Ville juive est évoquée depuis l’époque de sa fondation jusqu’à la destruction du temple, avec le son évocateur du shofar, une sélection des plus beaux psaumes de David tels qu’ils étaient conservés dans la très ancienne tradition des juifs du sud du Maroc, une danse instrumentale et un texte récité en hébreu du Rabbin Akiba. La Ville chrétienne est évoquée depuis l’arrivée en l’année 326 à Jérusalem de la reine Hélène, mère de l’empereur Constantin, jusqu’à la défaite des croisés avec la conquête de la ville par Saladin en 1187 et définitivement par les musulmans en 1244. L’époque est représentée d’abord par un des plus anciens chants à la croix, attribué à l’Empereur Leo VI (886-912), suivi du terrible appel à la guerre sainte (1095) du Pape Urbain II, récité en français. Le pouvoir de la musique au service de la guerre est illustré avec trois des plus célèbres et plus beaux chants de croisades, une brève improvisation sur la chanson « Pax in nomine Domini » nous rappelle la défaite de 1244.Enfin nous évoquons la Ville arabe et ottomane, de 1244 jusqu’à 1516 pour la période arabe, par des improvisations au Oud et le chant de la Sourate XVII, 1 qui nous raconte comment le prophète Mahomet va au ciel depuis le Rocher du Temple, complétés par une danse du Soma (tradition Soufi) et le chant Sallatu Allah. La période ottomane qui va de 1516 jusqu’en 1917 est symbolisée par le Makkam Uzäl Sakil « Turna » du manuscrit de Kantemiroglu (XVIIe Siècle), la recréation de la légende sur le Songe de Soliman le Magnifique (1520) récité en turc, et une des plus belles marches guerrières ottomanes du XVIe siècle. Un quatrième chapitre dédié à la Jérusalem « Ville de pèlerinage », avec trois chants représentatifs de pèlerinages : le premier sur des textes de Rabbi Yehuda ben Shmuel haLévi, (rabbin, philosophe, médecin et poète séfarade, né à Tudela dans l’émirat de Saragosse en 1085 et surnommé le Chantre de Sion) ; le deuxième sur l’une des Cantigas d’Alfonso X le Sage (1221-1284), qui explique un des miracles de Santa Maria sur une femme pèlerin durant son voyage à la ville sainte et finalement le troisième sur un texte du plus connu des voyageurs arabes, l’explorateur marocain Ibn Battuta (Tanger 1304 - ? 1377). Un cinquième chapitre dédié à Jérusalem « Terre d’asile et d’exil », avec deux émouvants chants d’exil et deux chants d’asile : Le Romance Palestina hermoza y santa de la Diaspora Séfarade, un lamento palestinien, une « plainte » arménienne en souvenir du génocide de 1915, et un bouleversant chant ashkénaze sur le génocide perpétré par les nazis durant la deuxième guerre mondiale. Finalement, les deux chapitres qui complètent le chiffre 7 se réfèrent à l’une des étymologies expliquant le nom de la ville de Jérusalem, traduisant son nom en hébreu comme « la ville des deux paix » et faisant une claire référence métaphorique à la « paix céleste » aussi bien qu’à « la paix terrestre ». La paix céleste qui nous sert de prélude, proclamée et promise par les prophètes qui y vécurent ou y passèrent est évoquée avec trois anciens chants correspondant à chacune des trois religions monothéistes : un Oracle Sibyllin provenant d’une source juive du IIIe siècle av. JC, un chant arabe de source soufi sur la Sourate I, 27, et un chant sur l’Evangile Cathare du Pseudo Jean V, 4, conservé dans le célèbre manuscrit du couvent de « Las Huelgas » (XIIe Siècle). La conclusion est laissée à l’évocation de « la paix terrestre », une paix qui a toujours été désirée par les politiques de toutes les époques qui l’ont gouvernée pendant plus de cinq mille ans répertoriés par l’histoire. Nous l’avons symbolisée par des « vœux de paix » arabes, juifs, arméniens (orthodoxes) et latins (catholiques), et par une mélodie transmise par tradition orale conservée vivante jusqu’à nos jours dans presque toutes les cultures méditerranéennes. Cette mélodie est chantée individuellement par tous les participants en grec, arabe (du Maroc), hébreu, arabe (de Palestine), espagnol, de nouveau en grec (par l’ensemble vocal), ladino (berceuse), à trois voix (en grec, hébreu et arabe), puis en version instrumentale orientale et à la fin chantée ensemble en forme chorale avec toutes les langues superposées, symbolisant ainsi que cette union et cette harmonie ne sont pas une utopie, mais un fait atteignable si l’on est capable de vivre et de sentir pleinement le pouvoir de la musique. En colophon à cette fin optimiste, « les trompettes de Jéricho » reviennent de nouveau, mais cette fois-ci pour nous rappeler qu’il y a encore trop de murs qui séparent les esprits des hommes, des murs qu’il faudrait d’abord ôter de notre cœur avant de réussir à les détruire à l’extérieur par des moyens pacifiques.Dans ces temps anciens, le pouvoir de la musique est toujours très présent. De toutes les sources historiques, la Bible constitue la principale et la plus riche pour la connaissance de la musique dans les époques les plus anciennes. La musique et la danse sont très présentes dans la vie quotidienne mais aussi dans les cérémonies religieuses, sans oublier les batailles. C’est justement dans une des légendes les plus anciennes que se manifeste le pouvoir de la musique, avec les trompettes de Jéricho. Plus que la musique en elle-même, ici ce sont des sons, plutôt des dissonances si fortes et intenses, produits par plusieurs centaines d’instruments si puissants qu’ils finissent par détruire les murailles.Dès le début, il nous a paru vraisemblable qu’un des instruments les plus anciens existant, le Schofar ou corne de bélier d’Abraham, a dû participer d’une manière essentielle à cette bataille au côté des anciennes trompettes orientales, aujourd’hui connues comme añafiles ou annafirs. Cette première hypothèse nous a été confirmée durant nos recherches, par le témoignage de l’abbé Nicolas, du monastère bénédictin de Thingeyrar en Islande, qui alla en Terre Sainte quatre ou six ans après la composition de la chanson de croisade Chevalier mult estes guaritz (datée de 1146), où il trouva les trompettes de Jéricho avec les Shofars à côté du bâton de Moïse (mentionné dans cette chanson) dans la chapelle Saint-Michel de l’un des palais de Constantinople (Bucoleon). Ceci est confirmé dans l’inventaire d’Antoine, archevêque de Novgorod, qui dit plus précisément qu’il est gardé entre une des trompettes de Jéricho et les cornes de bélier d’Abraham (Riant, Exuviae Constantinopolitanae, Genève 1878). La partition que nous avons imaginée pour cette fanfare ne peut définir aucune note, étant donné que chaque instrument a une intonation totalement différente. Il s’agit donc d’une construction et d’une superposition complètement aléatoires de sons, tenant compte du langage caractéristique de ces instruments primitifs, structurés avec des rythmes et des dynamiques de base communes assez précises individuellement, mais libres dans l’ensemble. L’effet sonore réalisé par les 14 instruments et les tambours, doit être imaginé multiplié par 30 ou 50 si l’on veut s’approcher de l’effet produit dans la réalité par les légendaires trompettes de Jéricho.Un autre exemple du pouvoir de la musique que nous voulons signaler se situe à l’extrême opposé de la violence sonore. Ici ce ne sont pas les sons qui désintègrent la matière, mais les sons qui nous bouleversent par la profonde force de l’émotion et de la spiritualité d’une prière chantée. À Auschwitz en 1941, avant d’être exécuté, Shlomo Katz, un des condamnés juifs d’origine roumaine, demande la permission de chanter le Chant aux morts El male rahamim. La beauté, l’émotion et la manière de chanter cette prière pour les morts, impressionne et touche à tel point l’officier qui était en charge de l’exécution, qu’il lui accorde la vie sauve et lui permet de s’évader du camp. L’enregistrement que nous diffusons fut enregistré quelques années plus tard, c’est un document historique exceptionnel en tant que mémoire du vécu, en tant qu’ hommage offert en souvenir et comme prière pour toutes les victimes de ces camps de l’horreur (enregistrement dans le CD qui accompagne la publication de H. Roten sur les Musiques Liturgiques Juives, Paris 1998). C’est alors qu’on se rend compte combien est juste l’affirmation d’Elias Canetti, quand il nous dit : « la musique est la véritable histoire vivante de l’humanité, on y adhère sans résistance car son langage relève du sentiment, et sans elle, nous ne détiendrions que des parcelles mortes ». En mot de la fin, de toutes les mille différentes étapes de cette riche histoire de Jérusalem, nous avons sélectionné celles qui nous ont semblé les plus significatives, illustrées avec des chants, des musiques et des textes essentiels, le tout formant une fresque multiculturelle qui propose quelque chose de plus qu’un simple programme d’enregistrement ou de concert. Ici la musique devient le conducteur essentiel pour atteindre un véritable dialogue interculturel entre des hommes appartenant à des nations et des religions très différentes, mais qui ont en commun le langage de la musique, de la spiritualité et de la beauté.
JORDI SAVALL São Paulo, 16 septembre 2008
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