mercredi 27 mai 2020

1970 et les autres (10) :Velvet Underground : The Velvet Underground and Nico (1968)





   Après son escale à Djibouti où j'embarquais, je pris la mer pour la première fois à bord de l'enseigne de vaisseau Henry en direction de la mer Rouge. De la passerelle j'admirais ce que l'on appelle communément une mer d'huile que fendait l'étrave de notre aviso. Seuls quelques poissons volants venaient de temps à autre en biffer la surface. Le voyage fut paisible jusqu'à Massawa en Érythrée où nous étions attendu pour représenter la France au Massawa naval day, une fête des marines organisée depuis cinq ans par l'Ethiopie à laquelle assistait l'empereur Haile Selassie. Une belle journée de fraternité avec des marins du monde entier. Même si la venue du Negus à notre bord afin de passer la revue navale fut un grand moment pour tout l'équipage, je dois avouer que je fus surtout captivé par la découverte de l'Orient et la vie de la grouillante Massawa et, un peu plus tard de Djeddah, porte des lieux saints de La Mecque et de Médine. Les "boys" (1) que nous avions à bord n'étaient pas peu fier de s’apprêter à fouler la terre sacrée. Visite pour laquelle ils bénéficièrent d'un congé spécial et quittèrent le bord vêtus de djellabas immaculés.
   Le voyage en taxi du port jusqu'en ville relevait du rêve. Voiture américaine délabrée, chauffeur en djellaba, le chef enturbanné, baragouinant un mauvais anglais auquel je tentais de répondre d'un anglais absolument incompréhensible. Le chauffeur fendait la foule usant de son klaxon en permanence, lançant par la portière un chapelet d'injures le poingt levé, injures dont nous ne comprenions rien mais certainement dignes du capitaine Haddock. Les souks colorés et animés étaient des lieux de rêve. Nous y croisions des groupes de femmes, voilées intégralement, qui nous saluaient en susurrant très discrètement un « Hello ! Hello ! » en passant leur chemin comme si nous n'existions pas. Nous avions reçu des consignes strictes quant à la conduite à tenir. Il nous était formellement interdit de nous adresser aux femmes et encore moins de les saluer. Nous faisions simplement comme si nous n'avions rien entendu. Nous savions nous tenir. Il faut avouer que ce n'était pas difficile, nous n'avions que des jus de fruits à consommer.
   En Arabie Saoudite, le shopping tient du passe-temps national et, pour les habitants de Djeddah comme pour les visiteurs, faire des achats fait assurément partie intégrante du quotidien. Que ce soit pour dépenser des sommes conséquentes dans des boutiques de luxe ou simplement marchander des épices et de l’encens au souk. Les boutiques de Hi Fi attirèrent les plus fortunés d'entre nous. Je me contentais d'un magnéto à cassettes de bonne facture ramené précieusement à bord pour écouter, en dégustant des fruits confits, des gâteaux fourrés aux amandes et autres gâteries offertes par les boys, Le Velvet et m'endormir avec mon jus de banane dans les bras de Nico. 

(1) Cela peut paraître incompréhensible en 2020 que des "boys" soient chargés de l'entretien du linge de l'équipage à bord d'un bateau de Marine Nationale. C'était une convention établie de longue date. Chaque poste équipage disposait de deux « boys » rémunérés par nos soins. J'en fus surpris à l'époque. Refusais tout d'abord de me plier à cette convention avant de comprendre que ce manque d'argent nuirait au « train de vie » de ceux ci, « privilégiés » en comparaison des malgaches sans emploi vivant à terre. Un lien d'amitié s'est établi avec ces garçons discrets, réservés, partis intégrantes de notre poste.



jeudi 21 mai 2020

Giono et le cinéma


     Jean Giono considérait le cinéma comme «un art mineur» mais il aimait s’y distraire. D’où un goût très vif pour le burlesque, les films d’action et d’aventures. Mais Giono fut cinéaste sans cesser d’opposer son plaisir d’écrivain à un certain dédain pour un moyen d’expression où trop de barrières entravaient son imagination : l’argent, la technique, voire les comédiens. Mais pour ce conteur-né, le cinéma n’est-il pas aussi un moyen de raconter ? Alors pourquoi ne pas s’en servir ? Et le cinéma occupera beaucoup Giono au cours de deux périodes de sa vie.
     Entre 1938 et 1943, son refus des films que Pagnol tire de ses romans le pousse à mettre la main à la pâte. Il rêve à de grands films lyriques qui ne se feront pas. Après 1956 ; à l’apogée de son œuvre romanesque, il se sent libre de répondre aux nombreuses sollicitations des metteurs en scène et des producteurs. Pendant dix ans, il écrit des scénarios originaux, des adaptations, dialogues, commentaires : une production abondante, variée. Des projets restent dans ses tiroirs, des rendez-vous sont manqués avec Abel Gance ou Buñuel, mais des films se font et Giono lui-même passe derrière la caméra en 1960 avec Crésus, en pleine « nouvelle vague ». Il a soixante-cinq ans.
Au départ toujours enthousiaste, il se décourage et s’irrite ensuite d’un instrument qu’il maîtrise mal. Mais en marge de sa création littéraire et sans rien ajouter à sa gloire artistique, le cinéma de Giono tient une place non négligeable et aujourd’hui reconnue dans son œuvre. Jean Giono fut écrivain et cinéaste.

[Texte de Jacques Mény - Plaquette d’exposition « Giono et l’art, un regard »] (AGF, 1991).





3 novembre 1934  Drame de Marcel Pagnol  Avec Orane Demazis, Fernandel, Delaurme


    Séduite, puis abandonnée, Angèle se retrouve vite dans une maison close de Marseille. Fille-mère d'un petit garcon, elle retourne au village où son père l'enferme dans la cave de la ferme avec sa progéniture illégitime. 



janvier 1934 / 0h 52min / De Marcel Pagnol  Avec Vincent Scotto, Annie Toinon, Henri Poupon


 Jofroi, fermier vieillissant, a vendu son verger de la Maussan à Fonse. Quand celui-ci vient en abattre les vieux arbres, Jofroi veut le tuer. Bientôt tout le village est bouleversé... 








octobre 1937 / 2h 01min / Drame de Marcel Pagnol Avec Robert Le Vigan, Marguerite Moreno, Fernandel.
    Dans un village abandonné, seul habite encore Panturle. Tout autour, morte, la terre ne produit plus rien. Un rémouleur, Gédémus, arrive accompagné d'une jeune femme, Arsule,
qu'il emploie pour tirer sa charrette. L'amour qui va naître entre Panturle et Arsule transformera la destinée même du vieux village.








7 septembre 1938 / 2h 05min / Comédie dramatique de Marcel Pagnol avec Raimu, Ginette Leclerc, Fernand Charpin.
      Le boulanger n'aime que faire son pain et regarder sa jolie femme. Le jour ou celle-ci s'enfuit avec un berger des environs, il n'a plus la force de faire son pain. Alors tout le village se mobilise pour retrouver la femme du boulanger.




1958 de François Villiers avec Henri Arius, Pascale Audret, Charles Blavette.

Un film centré autour de la construction du barrage de Serre-Ponçon sur la Durance. Le film oppose la jeune héroïne et son oncle le berger, deux êtres de liberté, à des paysans égoïstes et rapaces.







Film de 1962 de Christian Marquand avec Robert Hossein, Renato Salvatori, Anouk Aimée.
      Sur une route de Provence, Francis conduit une Jeep qu'il doit livrer à Grenoble. En chemin, il fait la connaissance de Samuel, un routard habile joueur de cartes. Poursuivant sa route, Francis fait étape à Draguignan pour faire réparer la Jeep, prend pension dans un hôtel d'un village voisin et noue une idylle avec Anna, la jeune veuve hôtelière. Francis rencontre de nouveau Samuel qui devient également l'hôte d’Anna. Samuel est surpris en train de tricher lors d'une partie de cartes dans un bistrot et ses partenaires le laissent évanoui avec les doigts brisés devant la porte d'Anna. Après que celle-ci eut repoussé ses avances, Samuel s'en va errant dans la campagne et étrangle une vieille femme qui se moquait de ses mains à présent incapables de manier les cartes. Il s'enfuit, poursuivi par les villageois qui veulent faire justice eux-mêmes. Francis se lance également à sa poursuite.




1949 film de Emile Couzinet avec José Luccioni, Mona Dol, France Descaut.


    Apparemment sans but et triste, Jean marche jusqu'à la montagne. Est-il arrivé au bout de la route ? Il demande son embauche dans une ferme mais il reste sombre et semble ne pas remarquer les avances des femmes qui le croisent et tombent sous son charme car il a une certaine prestance qui, alliée à son caractère ténébreux et mélancolique, le rend irrésistible. La fille du fermier, Mina, en oublie son fiancé, le berger Albert, et succombe à son tour. Mais Jean veut rester fidèle au souvenir de sa femme séparée de lui par un accident qu'il a provoqué involontairement. II reprend alors son errance. 




1963. Film de  François Leterrier avec Charles Vanel, Albert Rémy, Rene Blancard.
   En 1840, sur le plateau enneigé du Trièves, le capitaine de gendarmerie Langlois vient en plein hiver enquêter sur la disparition d'une jeune fille du village. Il tente de s'identifier à l'assassin afin de comprendre son comportement.
L'assassin est « monsieur V*** », ce qui signifie « monsieur Voisin » : le tueur est quelqu'un de très quelconque, ce peut être votre voisin tout à fait banal qui vous dit bonjour tous les jours. 








1965. Film de Marcel Camus avec Charles Vanel, Hardy Krüger, André Lawrence.
       Matelot, accompagné par son ami Antonio, part à la recherche de son fils Le Besson, dans les montagnes des Alpes de Haute-Provence. Ils découvrent que Le Besson a enlevé la femme dont il était épris.



1984. Film de Gérard Vergez avec Marlène Jobert, Gérard Klein, Vittorio Mezzogiono.

     Un médecin polonais, Marie Castaing, est l’épouse du commandant Castaing, officier de cavalerie tenant garnison en Haute provence. Jason, un maquignon contrebandier et son jeune frère Ange, lui fournissent annuellement des chevaux. En 1914, Jason part pour la guerre après avoir échangé un baiser avec Marie… En 1915, il combat sur le front oriental des Dardanelles et fait la connaissance du lieutenant Gorian. Marie devenue veuve s’est engagée comme médecin militaire. Ange lui apporte une lettre de son frère. Tous deux cherchent Jason.








1995.  de Jean-Paul Rappeneau avec Juliette Binoche, Olivier Martinez, François Cluzet.
      1832. Le choléra décime la Provence, laissant sur son passage des cadavres au visage bleu, grimaçant de souffrance. Angelo, hussard italien poursuivi par les Autrichiens pour menées révolutionnaires, prend toutefois le temps de soigner les innocentes victimes. Il prend aussi le temps d’aimer en silence la jeune Pauline, lancée sur les routes à la recherche d’un mari mystérieux. Invulnérable et pur, il affronte tous les dangers…










2001 de Raoul Ruiz avec Laetitia Casta, Frédéric Diefenthal, Arielle Dombasle.
 Au XIXème siècle, une jeune fille de la Drôme, Thérèse, s'enfuit de sa campagne avec son fiancé Firmin. En ville, elle découvre qu'elle a du pouvoir sur les autres et qu'elle est une âme forte.
Thérèse rencontre la mystérieuse et élégante Mme Numance, bienfaitrice de la ville qui aurait tant désiré avoir un enfant. Elle abuse de sa générosité sans limite. Un lien de fascination mutuelle extrêmement fort unit ces deux femmes hors du commun. Mais Firmin va s'interposer et troubler le jeu...





1960 film de Jean Giono
Avec Fernandel, Rellys, Marcelle Ranson-Hervé
      Jules est berger en Provence, qui vit en solitaire sur les hauts plateaux. Pour le sentiment, il s'est arrangé avec une jeune veuve qui habite dans la vallée, Fine, qui vient quelquefois passer la nuit avec lui quand il le désire. Il trouve, un jour au détour d'un sentier, un conteneur d'aviation qu'il prend pour une bombe, lequel, après avoir été percé par les chevrotines de son fusil, laisse apparaître près de deux mètres cubes de billets de banque. Angoissé, ne sachant que faire de tout cet argent, Jules offre aux habitants du village un grand banquet qui attire aussitôt les convoitises et les jalousies de chacun des convives. Après avoir semé le doute puis la terreur avec cet argent, Jules reçoit la visite de deux policiers qui lui expliquent, en raflant les dernières liasses, que ces faux billets étaient en réalité un piège de l'occupant voulant ruiner à la libération l'économie nationale. Le village va pouvoir recommencer une vie sans argent, peut-être plus près de l'amour.  








jeudi 14 mai 2020

Robert Guediiguian met les choses au point. Salutaire.



Le réalisateur Robert Guediguian s'adresse aux dirigeants de la grande distribution pour que leurs salariés à l’œuvre pendant le confinement soient justement récompensés.



"Nul n’est méchant volontairement disait Platon... Aujourd’hui Platon est contredit par les dirigeants et cadres et sous-cadres des grandes enseignes... Ils ont claironné leur générosité au début du confinement, la main sur le cœur. Nous verserons une prime de 1 000 euros à tous nos salariés héroïques grâce auxquels le pays va survivre et grâce auxquels nous continuerons à nous engraisser en restant protégés derrière nos écrans...



"Deux mois plus tard, ils rivalisent d’ingéniosité pour tenir leur parole sans la tenir tout en la tenant... Cela fera des débats obscènes sur les chaînes d’info pour abuser les citoyens... Donc pas de suppression des primes mais des primes au prorata du temps de travail, seulement aux permanents ou seulement aux plus exposés, transformées en bons d’achat... Il ne devrait y avoir aucun débat... Ils ont menti... et ils l’ont fait volontairement. Ce sont des salauds. A l’arrivée aucun salarié n’aura 1 000 euros sonnants et trébuchants."


"Mais voilà deux mois, c’était la guerre... Celle de 14-18 puisqu’on nous a parlé d’union sacrée... Il fallait que les pauvres gens montent au front et souvent y meurent... Les dirigeants politiques, économiques, militaires restés à l’arrière ont, dès la paix revenue, dressé la liste, village par village, des héros morts pour la patrie et ont prononcé des discours émouvants et en fanfare devant les monuments aux morts pour la France..."


"Ces pauvres ouvriers et paysans sont morts pour rien ou plutôt ils sont morts pour sauver les profits des maîtres du monde. Des primes pour s’exposer à la maladie et à la mort et être glorifié ensuite par ceux qui en ont profité... C’est le triste sort des pauvres gens."

"Gardez vos 1 000 euros... Qu’ils étouffent vos éloges dans vos gorges. Les héros veulent des augmentations de salaire... Les héros exigent que vos capitaux soient taxés comme nos efforts... Les héros savent que si vous n’y êtes pas contraints, votre cupidité reprendra toujours le dessus. Une réforme de la fiscalité serait un premier signe de la nécessaire réinvention du monde dont même notre président a eu la révélation."





Robert Guédiguian

mercredi 13 mai 2020

La clairvoyance d'Ariane Mnouchkine





Écoutons cette grande dame du théâtre de 81 ans, à la tête du fameux Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes depuis 50 ans, qui a été touchée par le Covid-19 mais en est heureusement ressortie vivante. En décembre dernier, j'ai eu le bonheur de voir à la Cartoucherie une de ses plus belles créations, "Une chambre en Inde", dont je suis ressorti totalement enthousiaste. Voilà pourquoi une interview de sa créatrice ne pouvait que m'interpeller. Après lecture, je me dis que l'on devrait écouter cette artiste et citoyenne humaniste, dont les propos lucides et plein de bon sens devraient inspirer nos politiques avant qu'il ne soit trop tard.
Voici l'interview faite par Télérama :

Depuis 1970, à la Cartoucherie de Vincennes, Ariane Mnouchkine révèle grâce au théâtre l’ange et le démon qui sommeillent en nous. Qu’elle monte Eschyle, Shakespeare, Molière, qu’elle s’inspire du réel, la directrice du Théâtre du Soleil explore la limite entre le bien et le mal. Terrassée par le Covid-19, elle s’est réveillée dans une France confinée où les théâtres étaient à l’arrêt, artistes et intermittents sans travail, salles de représentation fermées. Cette crise historique, elle la traverse en artiste et en citoyenne. Dès que possible, elle reprendra les répétitions avec ses comédiens. Et avec eux transformera sa colère en une œuvre éclairante.
Comment se vit le confinement au Théâtre du Soleil ?
Comme nous pouvons. Comme tout le monde. Nous organisons des réunions par vidéo avec les soixante-dix membres du théâtre et parfois leurs enfants. Retrouver la troupe fait du bien à tous. Surtout à moi. Nous réfléchissons : après le déconfinement, comment faire ? Comment reprendre le théâtre, qui ne se nourrit pas que de mots mais surtout de corps ? Quelles conditions sanitaires mettre en œuvre sans qu’elles deviennent une censure insupportable ? Masques, évidemment, distanciations physiques dans les activités quotidiennes telles que les repas, les réunions, mais en répétition ? Se demander comment faire, c’est déjà être, un peu, dans l’action. Il se trouve que, le 16 mars, nous allions commencer à répéter un spectacle étrangement prophétique. Le sujet, que je ne peux ni ne veux évoquer ici, sous peine de le voir s’évanouir à tout jamais, ne varie pas. Mais sa forme va bouger sous les coups du cataclysme qui ébranle tout, individus, États, sociétés, convictions. Alors nous nous documentons, nous menons nos recherches dans tous les domaines nécessaires. Nous devons reprendre l’initiative, cette initiative qui, depuis deux mois, nous a été interdite, même dans des domaines où des initiatives citoyennes auraient apporté, sinon les solutions, du moins des améliorations notables sur le plan humain.
Quel est votre état d’esprit ?
J’ai du chagrin. Car derrière les chiffres qu’un type égrène chaque soir à la télévision, en se félicitant de l’action formidable du gouvernement, je ne peux m’empêcher d’imaginer la souffrance et la solitude dans lesquelles sont morts ces femmes et ces hommes. La souffrance et l’incompréhension de ceux qui les aimaient, à qui on a interdit les manifestations de tendresse et d’amour, et les rites, quels qu’ils soient, indispensables au deuil. Indispensables à toute civilisation. Alors qu’un peu d’écoute, de respect, de compassion de la part des dirigeants et de leurs moliéresques conseillers scientifiques aurait permis d’atténuer ces réglementations émises à la hâte, dont certaines sont compréhensibles mais appliquées avec une rigidité et un aveuglement sidérants.
Parlons-nous du théâtre ?
Mais je vous parle de théâtre ! Quand je vous parle de la société, je vous parle de théâtre ! C’est ça le théâtre ! Regarder, écouter, deviner ce qui n’est jamais dit. Révéler les dieux et les démons qui se cachent au fond de nos âmes. Ensuite, transformer, pour que la Beauté transfigurante nous aide à connaître et à supporter la condition humaine. Supporter ne veut pas dire subir ni se résigner. C’est aussi ça le théâtre !
 
Vous êtes en colère ?
Ah ! ça oui ! Je ressens de la colère, une terrible colère et, j’ajouterai, de l’humiliation en tant que citoyenne française devant la médiocrité, l’autocélébration permanente, les mensonges désinformateurs et l’arrogance obstinée de nos dirigeants. Pendant une partie du confinement, j’étais plongée dans une semi-inconscience due à la maladie. Au réveil, j’ai fait la bêtise de regarder les représentants-perroquets du gouvernement sur les médias tout aussi perroquets. J’avais respecté la rapidité de réaction d’Emmanuel Macron sur le plan économique et son fameux « quoi qu’il en coûte » pour éviter les licenciements. Mais lorsque, dans mon petit monde convalescent, sont entrés en piste ceux que je surnomme les quatre clowns, le directeur de la Santé, le ministre de la Santé, la porte-parole du gouvernement, avec, en prime, le père Fouettard en chef, le ministre de l’Intérieur, la rage m’a prise. Je voudrais ne plus jamais les revoir.
Que leur reprochez-vous ?
Un crime. Les masques. Je ne parle pas de la pénurie. Ce scandale a commencé sous les quinquennats précédents de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Mais appartenant au gouvernement qui, depuis trois ans, n’a fait qu’aggraver la situation du système de santé de notre pays, ils en partagent la responsabilité. En nous répétant, soir après soir, contre tout bon sens, que les masques étaient inutiles voire dangereux, ils nous ont, soir après soir, désinformés et, littéralement, désarmés. Alors qu’il eût fallu, et cela dès que l’épidémie était déclarée en Chine, suivre l’exemple de la plupart des pays asiatiques et nous appeler à porter systématiquement le masque, quitte, puisqu’il n’y en avait pas, à en fabriquer nous-mêmes. Or nous avons dû subir les mensonges réitérés des quatre clowns, dont les propos inoubliables de la porte-parole du gouvernement qui nous a expliqué que, puisque elle-même — la prétention de cet « elle-même » — ne savait pas les utiliser, alors personne n’y parviendrait ! Selon de nombreux médecins qui le savent depuis longtemps mais dont la parole ne passait pas dans les médias-perroquets au début de la catastrophe, nous allons tous devoir nous éduquer aux masques car nous aurons à les porter plusieurs fois dans notre vie. Je dis cela car dans le clip qui nous recommande les gestes barrières, le masque ne figure toujours pas. Je suis de celles et ceux qui pensent que son usage systématique, dès les premières alertes, aurait, au minimum, raccourci le confinement mortifère que nous subissons.
Subir est-il le pire ?
Nous devons cesser de subir la désinformation de ce gouvernement. Je ne conteste pas le fameux « Restez chez vous ». Mais, si l’on est (soi-disant) en guerre, ce slogan ne suffit pas. On ne peut pas déclarer la guerre sans appeler, dans le même temps, à la mobilisation générale. Or cette mobilisation, même abondamment formulée, n’a jamais été réellement souhaitée. On nous a immédiatement bâillonnés, enfermés. Et certains plus que d’autres : je pense aux personnes âgées et à la façon dont elles ont été traitées. J’entends s’exprimer dans les médias des obsédés anti-vieux, qui affirment qu’il faut tous nous enfermer, nous, les vieux, les obèses, les diabétiques jusqu’en février, sinon, disent-ils, ces gens-là encombreront les hôpitaux. Ces gens-là ? Est-ce ainsi qu’on parle de vieilles personnes et de malades ? Les hôpitaux ne seraient donc faits que pour les gens productifs en bonne santé ? Donc, dans la France de 2020, nous devrions travailler jusqu’à 65 ans et une fois cet âge révolu, nous n’aurions plus le droit d’aller à l’hôpital pour ne pas encombrer les couloirs ? Si ce n’est pas un projet préfasciste ou prénazi, ça y ressemble. Cela me fait enrager.
Que faire de cette rage ?
Cette rage est mon ennemie parce qu’elle vise de très médiocres personnages. Or le théâtre ne doit pas se laisser aveugler par de très médiocres personnages. Dans notre travail, nous devons comprendre la grandeur des tragédies humaines qui sont en train d’advenir. Si nous, artistes, nous restons dans cette rage, nous n’arriverons pas à traduire dans des œuvres éclairantes pour nos enfants ce qui se vit aujourd’hui. Une œuvre qui fera la lumière sur le passé pour que l’on comprenne comment une telle bêtise, un tel aveuglement ont pu advenir, comment ce capitalisme débridé a pu engendrer de tels technocrates, ces petits esprits méprisants vis-à-vis des citoyens. Pendant un an, ils restent sourds aux cris d’alarme des soignantes et soignants qui défilent dans la rue. Aujourd’hui, ils leur disent : vous êtes des héros. Dans le même temps, ils nous grondent de ne pas respecter le confinement alors que 90 % des gens le respectent et que ceux qui ne le font pas vivent souvent dans des conditions inhumaines. Et que le plan Banlieue de Jean-Louis Borloo a été rejeté du revers de la main, il y a à peine deux ans, sans même avoir été sérieusement examiné ni discuté. Tout ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’une longue liste de mauvais choix.
Cette catastrophe n’est-elle pas aussi une opportunité ?
Oh ! une opportunité ? ! Des centaines de milliers de morts dans le monde ? Des gens qui meurent de faim, en Inde ou au Brésil, ou qui le risquent dans certaines de nos banlieues ? Une aggravation accélérée des inégalités, même dans des démocraties riches, comme la nôtre ? Certains pensent que nos bonnes vieilles guerres mondiales aussi ont été des opportunités… Je ne peux pas répondre à une telle question, ne serait-ce que par respect pour tous ceux qui en Inde, en Équateur ou ailleurs ramassent chaque grain de riz ou de maïs tombé à terre.
Les Français sont-ils infantilisés ?
Pire. Les enfants ont, la plupart du temps, de très bons profs, dévoués et compétents, qui savent les préparer au monde. Nous, on nous a désarmés psychologiquement. Une histoire m’a bouleversée : dans un Ehpad de Beauvais, des soignantes décident de se confiner avec les résidentes. Elles s’organisent, mettent des matelas par terre et restent dormir près de leurs vieilles protégées pendant un mois. Il n’y a eu aucune contamination. Aucune. Elles décrivent toutes ce moment comme extraordinaire. Mais arrive un inspecteur du travail pour qui ces conditions ne sont pas dignes de travailleurs. Des lits par terre, cela ne se fait pas. Il ordonne l’arrêt de l’expérience. Les soignantes repartent chez elles, au risque de contaminer leurs familles, avant de revenir à l’Ehpad, au risque de contaminer les résidentes. En Angleterre, c’est 20 % du personnel qui se confine avec les résidents. Mais non, ici, on interdit la poursuite de cette expérience fondée sur une réelle générosité et le volontariat, par rigidité réglementaire ou par position idéologique. Ou les deux.
Cette mise à l’écart des personnes âgées révèle-t-elle un problème de civilisation ?
Absolument. Lorsque la présidente de la Commission européenne suggère que les gens âgés restent confinés pendant huit mois, se rend-elle compte de la cruauté de ses mots ? Se rend-elle compte de son ignorance de la place des vieux dans la société ? Se rend-elle compte qu’il y a bien pire que la mort ? Se rend-elle compte que parmi ces vieux, dont je suis, beaucoup, comme moi, travaillent, agissent, ou sont utiles à leurs familles ? Sait-elle que nous, les vieux, nous acceptons la mort comme inéluctable et que nous sommes innombrables à réclamer le droit de l’obtenir en temps voulu, droit qui nous est encore obstinément refusé en France, contrairement à de nombreux autres pays. Quelle hypocrisie ! Vouloir nous rendre invisibles plutôt que de laisser ceux d’entre nous qui le veulent choisir le moment de mourir en paix et avec dignité. Lorsque Emmanuel Macron susurre : « Nous allons protéger nos aînés », j’ai envie de lui crier : je ne vous demande pas de me protéger, je vous demande juste de ne pas m’enlever les moyens de le faire. Un masque, du gel, des tests sérologiques ! À croire qu’ils rêvent d’un Ehpad généralisé où cacher et oublier tous les vieux. Jeunes, tremblez, nous sommes votre avenir !
Qu’est-ce que cela dit sur notre société ?
Sur la société, je ne sais pas, mais cela en dit beaucoup sur la gouvernance. Dans tout corps, une mauvaise gouvernance révèle le plus mauvais. Il y a 10 % de génies dans l’humanité et 10 % de salopards. Dans la police, il y a 10 % de gens qui ne sont pas là pour être gardiens de la paix mais pour être forces de l’ordre. Je respecte la police, mais lorsqu’on donne des directives imprécises, laissées à la seule interprétation d’un agent, cet agent, homme ou femme, se révélera un être humain, bon, compréhensif et compétent, ou bien il agira comme un petit Eichmann 1 investi d’un pouvoir sans limite, qui, parce que son heure est enfin venue, pourra pratiquer sa malfaisance. Donc il fera faire demi-tour à un homme qui se rend à l’île de Ré pour voir son père mourant. Ou il fouillera dans le cabas d’une dame pour vérifier qu’elle n’a vraiment acheté que des produits de première nécessité. Et s’il trouve des bonbons, il l’humiliera. Quand je pense qu’ont été dénoncées, oui, vous avez bien entendu, dénoncées, et verbalisées des familles qui venaient sous les fenêtres pour parler à leurs proches reclus en Ehpad… Se rend-on compte de ce qui est là, sous-jacent ?
Redoutez-vous un État liberticide ?
Il y a, indubitablement, un risque. La démocratie est malade. Il va falloir la soigner. Je sais bien que nous ne sommes pas en Chine où, pendant le confinement de Wuhan, on soudait les portes des gens pour les empêcher de sortir. Mais, toute proportion gardée, oui, en France, la démocratie est menacée. Vous connaissez, bien sûr, l’histoire de la grenouille ? Si on la plonge dans l’eau bouillante, elle saute immédiatement hors de l’eau. Si on la plonge dans l’eau froide et qu’on chauffe très doucement cette eau, elle ne saute pas, elle meurt, cuite. C’est l’eau fraîche de la démocratie que, petit à petit, on tiédit. Je ne dis pas que c’est ce que les gouvernants veulent faire. Mais je pense qu’ils sont assez bêtes pour ne pas le voir venir. Oui, je découvre avec horreur que ces gens, si intelligents, sont bêtes. Il leur manque l’empathie. Ils n’ont aucune considération pour le peuple français. Pourquoi ne lui dit-on pas simplement la vérité ?
Avez-vous encore espoir en nos dirigeants politiques ?
Lorsque le 12 mars Emmanuel Macron dit : « Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour… La santé… notre État-providence ne sont pas des coûts… mais des biens précieux », nous nous regardons, ahuris. Et cela me rappelle l’histoire de l’empereur Ashoka qui, en 280 av. J.-C., pour conquérir le royaume de Kalinga, livra une bataille qui se termina par un tel massacre que la rivière Daya ne charriait plus de l’eau mais du sang. Face à cette vision, Ashoka eut une révélation et se convertit au bouddhisme et à la non-violence. Nous espérons parfois de nos gouvernants cette prise de conscience du mal qu’ils commettent. J’avoue que, ce soir-là, j’ai espéré cette conversion d’Emmanuel Macron. J’ai souhaité que, constatant son impuissance face à un minuscule monstre qui attaque le corps et l’esprit des peuples, il remonte avec nous la chaîne des causalités, comprenne de quelle manière l’Histoire, les choix et les actes des dirigeants, de ses alliés politiques, ont mené à notre désarmement face à cette catastrophe. J’aurais aimé qu’il comprenne à quel point il est, lui-même, gouverné par des valeurs qui n’en sont pas. Ça aurait été extraordinaire. J’aimerais avoir de l’estime pour ce gouvernement. Cela me soulagerait. Je ne demanderais que ça. Au lieu de quoi je ne leur fais aucune confiance. On ne peut pas faire confiance à des gens qui, pas une seconde, ne nous ont fait confiance. Quand, permises ou pas, les manifestations vont reprendre le pavé, seront-elles de haine et de rage, n’aboutissant qu’à des violences et des répressions, avec en embuscade Marine Le Pen qui attend, impavide, ou seront-elles constructives, avec de vrais mouvements qui font des propositions ? Certains matins je pense que ça va être constructif. Et certains soirs, je pense l’inverse. Ce dont j’ai peur surtout, c’est de la haine. Parce que la haine ne choisit pas, elle arrose tout le monde.
Vous avez peur d’un déconfinement de la haine ?
Exactement ! Peur du déconfinement de la haine coléreuse. Est-ce que le peuple français va réussir à guérir, ou au moins à orienter sa rage, donc ses haines, vers des propositions et des actions novatrices et unificatrices ? Il serait temps. Car le pire est encore possible. Le pire, c’est-à-dire le Brésil, les États-Unis, etc. Nous n’en sommes pas là mais nous y parviendrons, à force de privatisations, à force d’exiger des directeurs d’hôpitaux qu’ils se comportent en chefs d’entreprises rentables. Heureusement Emmanuel Macron a eu la sagesse d’immédiatement mettre en œuvre un filet de sécurité — le chômage partiel — pour que la France ne laisse pas sur la paille treize millions de ses citoyens. C’était la seule chose à faire. Il l’a faite. Cela doit être salué. Mais cette sagesse n’a rien à voir avec une pseudo « générosité » du gouvernement, comme semble le penser un certain ministre. Elle est l’expression même de la fraternité qui est inscrite sur nos frontons. C’est la vraie France, celle qui fait encore parfois l’admiration et l’envie des pays qui nous entourent. Pour une fois, on a laissé l’économie derrière afin de protéger les gens. Encore heureux !
Qu’attendez-vous pour les artistes, les intermittents  ?
Je viens d’entendre qu’Emmanuel Macron accède, heureusement, à la revendication des intermittents qui demandent une année blanche afin que tous ceux qui ne pourront pas travailler dans les mois qui viennent puissent tenir le coup. C’est déjà ça. Ici, au Soleil, nous pouvons travailler, nous avons une subvention, un lieu, un projet et des outils de travail. À nous de retrouver la force et l’élan nécessaires. Ce n’est pas le cas des intermittents et artistes qui, pour trouver du travail, dépendent d’entreprises elles-mêmes en difficulté. Même si, en attendant, certains vont réussir à répéter, il va falloir, pour jouer, attendre que les salles puissent ouvrir à plein régime. Cela peut durer de longs mois, jusqu’à l’arrivée d’un médicament. Ceux-là ne doivent pas être abandonnés, l’avenir de la création théâtrale française, riche entre toutes, peut-être unique au monde, dépend d’eux. Personne ne pardonnerait, ni artistes ni public, qu’on laisse revenir le désert. Lors d’une inondation, on envoie les pompiers et les hélicoptères pour hélitreuiller les gens réfugiés sur leurs toits. Quoi qu’il en coûte. Le virus nous assiège tous, mais, de fait, les arts vivants vont subir le plus long blocus. Donc, comme pendant le blocus de Berlin, il faut un pont aérien qui dure tant que le siège n’est pas levé, tant que le public ne peut pas revenir, rassuré et actif, avec enthousiasme. Avec masque, s’il est encore nécessaire. Mais la distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C’est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c’est le contraire de la joie.
N’est-il pas temps d’appeler à un nouveau pacte pour l’art et la culture ?
Pas seulement pour l’art et la culture. Nous faisons partie d’un tout.

1970 et les autres (9) : Taste : Taste (1970)





     Quarante types qui cohabitent dans un espace aussi restreint, c'est quarante types avec des goûts forts différents qu'il faut accepter de partager. Quarante personnalités qu'il me faudra apprendre à gérer avec plus ou moins de bonheur pendant vingt quatre mois. 
   D'un tempérament souple, déconneur impénitent, je fis vite ma place en dépit de mes cinquante cinq kilos. Alonzo, par exemple, jouait du couteau toute la sainte journée sur une cible improvisé et ne m'impressionnait guère avec son air revêche et sa lame aiguisée comme un rasoir.
   Le deuxième jour de mon arrivée à bord, alors que que nous discutions tandis que je cirais mes chaussures, Milesi m'ordonna de venir cirer ses groles. Milesi, un fort en gueule, avec la tête et le regard de Charles Vanel dans « Le salaire de la peur ». Peur qu'il faisait régner si l'envie lui en prenait. Le silence se fit. Alonso cessa même de jouer du couteau. Plus insouciant que téméraire je me levais et jaugeais Milesi droit dans les yeux. « C'est à moi que tu parles ? » j'ai dit. Comme Milesi ne répondait pas, j'ai réitéré ma question un peu plus fort. Daniel d'un coup de coude m'invita à ne pas déconner avec Milesi. Il était déjà trop tard. Je lisais dans les yeux de Milesi que j'avais franchi les limites acceptables. J'ai jeté ma brosse à terre et menacé Milesi avec un coupe ongle en me dandinant du bassin. Milesi à jeté un coup d'oeil sur cette arme improvisée. Quelques rires se sont même échappés de l'assistance. Cela a détendu quelque peu l'atmosphère et même tiré un des rares sourires à Milesi. J'ai été tiré d'affaire par Tino. « Tu fais moins le malin devant un coupe ongles » à t-il ironisé. « Il aurait pu te déchiqueter. ». « Viens ici mousse. » m'a dit alors  Milesi. Je me suis approché. Il m'a tendu une main ferme. « Tu as du cran, petit. Viens boire un verre. » Encore une whisky à l'arrache à me tirer presque des larmes. J'appris plus tard que Milesi avait à son actif bien des trempes et la réputation d'avoir saigné un type. Je n'étais pas passé loin de la correctionnelle. Le soir venue, isolé dans ma bannette, la photo d'Annie collé sous ma lampe, je pris conscience des limites à franchir avec précaution afin d'éviter les ennuis. J'ai forgé ainsi ma psychologie et m'en suis toujours tiré sans coup férir. Muni d'un mini cassettes, prêté par Daniel en attendant que je m'équipe rapidement, j'ai attendu que le sommeil daigne me prendre en écoutant, excusez du peu, Taste, le premier groupe de Rory Gallagher.





mercredi 6 mai 2020

1970 et les autres (8) : Deep Purple : In rock (1970)





  Le rideau cramoisi poussé, je me suis retrouvé dans le semi-pénombre du poste équipage numéro 1 de l'Enseigne de vaisseau Henry. Daniel, un camarade du Cap Brun à Toulon, m'indiqua une bannette inférieure libre. Mon lieux d'isolement et de couchage durant les deux années à venir. Deux mètres sur soixante et la promiscuité de la bannette supérieure au dessus de ma tête à une distance équivalente. Chaque bannette ceinturée d'un paréo flamboyant afin d'en garantir l'intimité. Un confort minimal mais un petit chez moi bien appréciable dans ce poste équipage de quarante matelots. Dans ma travée, une vingtaine de bannettes avec en face les casiers métalliques individuels de 50X50 pour y ranger ses affaires. Les néons, associés au bruit de la ventilation, ronronnaient. Un bruit incessant que je finirais par oublier rapidement ainsi que le bourdonnement des conversations, de l'activité quotidienne, des engueulades et des inévitables empoignades.
J'ai fait le tour du poste. Des types nus torse, bronzés et tatoués, le chef enturbanné jouaient au 21. Ils m'invitèrent à me faire plumer. Je les saluais et déclinais poliment. Un carré réservé d'autorité par les choufs occupaient six bannettes. Les deux centrales étaient repliées. Un canapé de fortune avait été aménagé. Une table basse et, en face, des enceintes acoustiques encadraient des magnétos à bande Akaï de haute facture. Le carré des choufs était circonscrit par un rideau opaque resté ouvert à cette heure. Je fut invité à me présenter à Tino le chef du poste, désigné par son ancienneté et son grade à l'unanimité. Tino m'offrit un verre de bienvenue. Un whisky bien dosé dans un verre approprié. Il prit rapidement la mesure du nouvel arrivant. Il me questionna amicalement sur les dernières nouvelles de la métropole, mes origines et mon parcours. Tout en discutant avec lui je reluquais le matériel haute fidélité acquis dans les pays du golfe que je n'étais pas près de pouvoir m'offrir avant longtemps. Toni alluma un des magnétos et la musique de Deep Purple tira de leur sommeil les derniers récalcitrants à la reprise du travail de bord.