lundi 1 février 2010

Le Boulevard du Crime et Les Enfants du Paradis


Le Boulevard du Crime décor d'Alexandre Trauner


"Entrez, entrez mesdames et messieurs il n'y en aura pas pour tout le monde !" Mais qu'est-ce qu'il a le quidam à harranguer la foule qui se draîne sur le boulevard ? Prenez un boulevard, justement, parisien de surcroit, à cheval sur deux arrondissements. Suivez son ancien tracé le long de l'enceinte de Charles V. En 1661 Louis XIV fit combler, puis planter d'arbres le fossé, de la Porte-Saint-Antoine à celle du Temple. Il porte depuis le nom de l'enclos des Templiers qui y avaient établi leur congrégation. Sur cette promenade offerte affluèrent bientôt petits rentiers du Marais et peuple du faubourg. Avec les promeneurs accoururent les bateleurs, paradeurs, montreurs de marionnettes, mimes et autres menus amuseurs, lesquels faisaient concurrence au seul théâtre autorisé à l'époque, le Théâtre-Français futur Comédie Française sise Place du Palais Royal.
Le temps marcha et avec lui le goût du public. Alors sur notre boulevard on y monta des théâtres. Aaaaah ! Les théâtres ! Je vois votre œil qui s’allume. On peut y lire tous les drames et mélodrames du répertoire. Vers 1760, un arlequin fameux comblait chaque soir la salle de son théâtre des Grands Danseurs, le premier du boulevard. A deux pas, disons un jet de pierre une autre baraque dit Théâtre des Associés, puis une troisième à savoir l'Ambigu-Comique virent le jour. Faut vous dire que les gens sortaient en ce temps là. Les rues étaient noires de monde et ils voulaient tous de la nouveauté. Aaaaah ! la nouveauté ! « C’est vieux comme le monde, la nouveauté ! »
Après l’ambigu, suivirent le Théâtre-Lyrique, le Cirque-Olympique, les Folies-Dramatiques, la Gaîté, les Funambules, les Délassements-Comiques, le Théâtre des Associés, le Théâtre des Pygmées, le Petit-Lazari, et de nombreux cabarets et café-concerts. C’est qu’il y avait du monde, en ce temps là sur la partie est de notre boulevard pour assister comme vous à la représentation.
Alors, dépêchez-vous messieurs, mesdames, prenez vos billets, C’est la dernière ! Après tout va disparaître lors de la réorganisation de Paris par le baron en 1862. Lors du percement de la place de la République, situées sur le trottoir opposé aux travaux, seules les Folies-Mayer rebaptisées Concertantes puis Nouvelles échappèrent à la folie générale tout en n’en gardant que le nom les Folies-Nouvelles, notez la majuscule, et demeurent actuellement sous le nom de Théâtre Déjazet. Mais qu’est-ce qu’un théâtre sans acteurs ? Eh bien, mesdames et messieurs, Je ne vous en offre pas un, mais deux.


Frédérick Lemaitre

Le premier Victor Hugo vit en lui l’acteur de génie. Il commence véritablement sa carrière d'acteur sur notre « boulevard du crime » dans des mélodrames. Lemaître, après des études au Conservatoire, se choisit le prénom de scène « Frédérick ». Refusé dans un premier temps à l’Odéon, il signe un engagement aux Variétés-Amusantes pour une pièce à trois acteurs, Pyrame et Thysbé. Il y jouait le rôle du lion. Et il rugit bien. Mais il crée notamment le personnage inspiré du bandit Robert Macaire dans l’Auberge des Adrets. Je vous laisse à penser si le public apprit le chemin des Folies-Dramatiques. Lorsque la popularité du drame romantique commença à décroître, il entra au Boulevard où il connut un succès durable, ce qui lui valut le surnom de « Talma des boulevards ».


Une fois qu’il avait traité les spectateurs d’imbéciles, le directeur exigea qu’il s’excuse, ce qu’il fit en ces termes plus qu’ambigus : « Messieurs, je vous ai appelés imbéciles ; c’est vrai. Je vous fais mes excuses ; j’ai tort. Je ne le referai plus ; je le regrette. »

Le mime Debureau par Nadar

Le second est un mime. Le plus grands des pierrots. Son père est né en 1761 à Amiens dans une vieille famille picarde. Tisserand de son métier, il vient à Paris pour y devenir danseur de corde. Il part ensuite pour Mayence, où il s'engage dans le régiment d'infanterie du maréchal Michael Wallis. Sa carrière militaire le mène en Bohême où il vit pendant treize ans. Il s'installe dans le ville de Kolin et épouse en secondes noces la servante Katerina Kralova qui lui donnera, en 1796, le fils Jean-Gaspard. En 1816, Michel Bertrand, directeur du Théâtre des Funambules, remarque le spectacle d'acrobatie des Debureau dans une cour de la rue Saint-Maur, à Paris, et engage sans hésiter la famille au grand complet. Trois ans plus tard, Jean-Gaspard Debureau remplace au pied levé le Pierrot en titre du théâtre qu'on vient de congédier; il connaît un succès immédiat. Cet heureux hasard décide de la longue carrière d'un pierrot entré dans la légende. "


Lacenaire

Ajoutez-y un coquin, un dénommé Lacenaire : né à Lyon, en 1803, exécuté en 1836, enfance malheureuse, blessure du collège, rejet de la religion puis de la société tout entière ; déserteur et faussaire, voleur puis assassin. Après un double assassinat minable il est dénoncé par ses complices alors qu'il séjournait à Chalon-sur-Saône. Il transforme son procès en tribune théâtrale et sa prison en salon. Il écrit Mémoires, révélations et poésie. Lors de son exécution Lacenaire déclare : « J'arrive à la mort par une mauvaise route, j'y monte par un escalier… ». Selon une autre version, exécuté un lundi, il aurait déclaré : « Voilà une semaine qui commence mal. » La guillotine qui pourtant vient de couper la tête d'Avril s'enraye. Lacenaire tourne la tête et fait face à la lame que l'aide du bourreau Sanson fait tomber. Comme la monarchie de Juillet s'inquiète du courant de sympathie qui monte dans l'opinion autour de cet assassin atypique, la Gazette des tribunaux, journal officiel, écrit, contre toute vérité, que le coupable « n'a pas su affronter l'échafaud sans trembler ».
Lacenaire, c’est aussi le déchaînement dans l’ordre des faits d’une volonté de subversion qui n’avait pu investir le champ des formes poétiques : plutôt que de décrire, tel Balzac avec Vautrin, le type du criminel romantique, Lacenaire, dans un même geste le réalise dans le vécu comme dans la littérature. Et, à ce titre, Lacenaire paraît anticiper la célèbre définition d’André Breton : “l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard dans la foule.”
Prenez l’essentiel de ce qui précède : un boulevard, un théâtre, un acteur, un mime et un criminel. Ajoutez-y le talent d’un scénariste : Jacques Prévert, d’un décorateur Alexandre Trauner et d’un cinéaste Marcel Carné, et cela vous donnera l’un des plus grands films du cinéma français : Les Enfants du Paradis.
Paris, début du XIXème siècle. Sur le bou­le­vard du crime (sur­nom donné à l'époque au bou­le­vard du Temple), trois hommes sou­pirent pour la belle Ga­rance (Ar­let­ty). Le pre­mier, Bap­tiste De­bu­rau (Jean-​Louis Bar­rault), est un jeune mime ta­len­tueux mais ti­mide. Le deuxième, Fré­dé­rick Le­maître (Pierre Bras­seur), est un ac­teur de théâtre aussi am­bi­tieux qu'en­thou­siaste. Quant au troi­sième, il s'agit du cri­mi­nel Pierre Fran­çois La­ce­naire (Mar­cel Her­rand), dandy et as­sas­sin...




Les enfants du Paradis a été tourné du­rant l'Oc­cu­pa­tion : une épreuve in­con­tes­ta­ble­ment re­torse à franchir, lorsque l'on sait notamment que le chef dé­co­ra­teur Alexandre Trau­ner était juif et de­vait tra­vailler dans la clan­des­ti­ni­té. Par ailleurs, la lé­gis­la­tion ap­pli­quée aux films du­rant cette pé­riode leur in­ter­di­sait de durer plus de 100 mi­nutes ; afin d'at­teindre les 3 heures né­ces­saires à leur œuvre, Carné et Pré­vert durent donc ruser en dé­cou­pant l'his­toire en deux époques, res­pec­ti­ve­ment in­ti­tu­lées Le bou­le­vard du crime et L'homme blanc. Au bout du compte, le film sor­ti­ra en mars 1945, au len­de­main de la Li­bé­ra­tion.

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