dimanche 21 février 2010

Charles Dickens par Peter Ackroyd

Quelle monumentale biographie que celle de Charles Dickens par Peter Ackroyd, traduite par l'un de ses grands spécialistes, Sylvère Monod. Une biographie en ma possession depuis sa parution et dont j'avais tourjours remis la lecture à plus tard de peur de m'encombrer de cette vie exceptionnelle au format et au poids d'un dictionnaire encyclopédique. Le métro ou l'autobus aurait été prohibé et la digestion contrarié par le poids du volume sur l'estomac. Puis je me suis lancé. Et avec quel bonheur. "Le grand Charles était petit, fluet, «beau comme un papillon», selon Thackeray, son rival. Les yeux perçants, portant bijoux et se recoiffant dans les dîners; obsédé par les questions matérielles, mais philanthrope; excursionniste casse-cou, marcheur impénitent; remarquable journaliste, acteur consommé et le plus brillant lecteur de son siècle: tels sont quelques-uns des traits de l'aîné des romanciers victoriens, Dickens, peint par Peter Ackroyd. Liqueur forte, à consommer frappée, un livre étincelant et épais de l'été - est dû à un bourreau de travail, un peu médium comme son modèle, et à son héroïque traducteur.
Seul l'écrivain anglais, âgé de 40 ans, qui larde ses ouvrages d'une science du passé à faire pâlir un chartiste, l'auteur du «Testament d'Oscar Wilde» et de «Chatterton» pouvait hisser la biographie à ce degré de perfection. Sans non plus être effrayé par la monumentale carrière d'un génie hors normes, au caractère «disparate», que ne cessa d'inspirer le monde environnant et dont l'oeuvre parvint en retour à «le changer et à le récrire».Le levain qui fait monter la pâte de ces trente-cinq chapitres (et sept interludes) est bien l'osmose continuelle entre un homme et son temps. Observateur minutieux, doué, de surcroît, d'une mémoire d'éléphant, Dickens «récupère» toutes les impressions vécues. Il les étire, parfois à des années de distance, les décloisonne de livre en livre, au point que Chesterton a pu parler à son endroit de «production continue». Peter Ackroyd organise cette nuée de «bagatelles» en un tissu serré, trame sociale intriquée dans l'expérience d'un écrivain dont les prémonitions finiront souvent par se concrétiser. Après l'intrusion de la vie dans l'art, ce dernier prendra sa revanche et commencera à affecter la vie du romancier «en une fécondation croisée».Un père sous les verrous pour dettes et le labeur à 8 ans dans l'entrepôt de cirage où il colle des étiquettes: rien, jamais, n'exorcisera l'enfance douloureuse de celui qui naquit en 1812. Mêlés aux hallucinants rapports d'hygiène de l'époque, les fantômes du passé inclineront Dickens à une compassion active envers les indigents et irrigueront son oeuvre dès «Olivier Twist». Nous le suivons, reporter débutant, dans ses enquêtes chez les mineurs de Cornouailles ou les écoliers affamés du Yorkshire. Celui que Trollope surnomme par dérision «Mr Sentiment populaire» se montre capable de fondre en larmes au discours de Daniel O'Connell sur les souffrances des paysans d'Irlande. Généreux à l'égard des prostituées repenties, il vilipende les lois de son pays, visite les pénitenciers et s'intéresse aux criminels.Il est joyeux, pétri d'humour et «frais comme un concombre» devant le succès, qui ne traîne pas. A 24 ans, ses «Picwick Papers» provoquent un tel engouement que l'on vend des chapeaux et des habits Pickwick: déjà les «produits dérivés»! Sur les quais du port de New York, la foule demande aux arrivants: «La petite Nell est-elle morte?», tandis que O'Connell, qui ne le sait que trop, jette son exemplaire du «Magasin d'antiquités» par la fenêtre d'un train en s'écriant: «Il n'aurait pas dû la tuer!» Si grande est sa célébrité que les gens courent dans la rue, le dépassent et font demi-tour pour le croiser. Sa seconde tournée outre-Atlantique, en 1868, est un triomphe. Le Parlement et la vieille église de Boston sont repeints en rose, et les rues de la ville balayées deux fois en son honneur. En arrivant à son hôtel, Dickens se contentera de dire: «Me voilà!»
"Le voilà, en effet, ressuscité sous la plume frémissante de Peter Ackroyd. Prêt à exécuter des culbutes «si on lui donnait seulement trois yards carrés de tapis», comédien forçant le trait et un peu m'as-tu-vu dans ses vêtements criards. Aussi mondain que travailleur, il reçoit, aime jouer au volant, boire du punch au lait et danser la matelote. Excellent journaliste et «mauvais rédacteur en chef», prodigieux rewriter pour «Household Words» et, plus tard, «All The Year Round», feuilles qu'il a créées et couvre d'une variété ahurissante d'articles. Entre ses feuilletons, qu'il refond pour leur publication en romans, la direction de ses journaux et une femme prétendument maussade qui lui a donné dix enfants, la pression est telle qu'il atteint le «point d'ébullition» et doit abattre 30 kilomètres de marche «de peur d'exploser». C'est un tourbillon, un ogre, dont l'imagination colonise les rues de Londres (qui nous en parlera mieux que l'auteur de «L'Architecte assassin»?), les scènes de cimetière ou de la Morgue de Paris, les exécutions capitales qu'il ne manquerait pas pour un empire. Son entrain ne cède que devant la critique lorsqu'elle se montre sévère. Mais il se reprend. Au cours d'une promenade avec Andersen, il trace quelques caractères dans la poussière, avant de les effacer du pied: «Cela, c'est la critique!»«Mis en fuite par le destin» qui assombrit sa vie menacée d'une grave dégénérescence vasculaire, Dickens se bat comme un lion blessé. Rien de plus pathétique que l'évolution du cérémonial des lectures publiques, qui le conduisent au surmenage et à la mort. Commencées à Birmingham en 1853, devant les «travailleurs», elles symbolisent l'harmonie nationale pour l'écrivain couvert d'applaudissements qui fait rire et pleurer des salles entières. Seul, s'avançant sur la scène d'un pas décisif, derrière un pupitre éclairé par une batterie de tuyaux de gaz, Dickens sonde son autorité et sa notoriété dans les yeux des auditeurs. Il entame alors les extraits de ses romans, qu'il a travaillés des centaines d'heures devant sa glace et couverts d'annotations en marge: «soupirs», «gémissements» ou «voix sourde». L'intérêt financier n'empêche pas le dernier voyage américain de se muer en calvaire: en dépit de l'enflure de son pied, il est aussi incapable de se reposer que de s'arrêter de respirer. «Je vais me déchirer et me démolir», souffle-t-il à un ami lors de son ultime représentation, qu'il achève le visage couvert de larmes. Il trouve encore le courage de commencer «Le Mystère d'Edwin Drood», qui nous livre quelques-unes de ses plus belles pages, et de s'entretenir, debout, avec la reine Victoria. Une attaque le foudroie sans qu'il se soit octroyé la moindre trêve. Il fera une unique apparition dans un rêve de Peter Ackroyd: «A ce moment, pour la première fois, il me regarda en face. Et quand il sourit, je sus vraiment qu'il s'agissait de Charles Dickens et que, d'une certaine manière, il n'était pas mort.»
Charles Dickens, par Peter Ackroyd. Trad. par Sylvère Monod. Stock (d'occasion seulement)

Aucun commentaire: