mardi 16 février 2010

Froid de gueux.


Ce jour là, il faisait un froid de gueux. Vous allez me dire, en ce moment il fait un froid de gueux tous les jours mais qu’importe le jour puisque je vous dis particulièrement ce jour-là et que je le sais puisque j’étais dessous. Comment ai-je fait pour remonter la rue Eugénie Cotton sans me casser la gueule et rester à agonir dans le froid ? La chose ne fut pas aisée avec une couche verglacée recouverte de neige. Sortir la main de ma poche et composer le code d’accès fut la grande affaire de ma vie. Il y eut une légère accalmie dans l’ascenseur jusqu’au dixième. Quand Yann à ouvert sa porte j’ai entendu souffler les bourrasques glacées. Il faut dire que son immeuble est particulièrement bien exposé. Les bourrasques s’infiltrent en hurlant par les bouches d’aérations. Yann a bien essayé de les boucher. Mais le scotch s’est déchiré en autant de lambeaux qui claquaient au vent tels des étendards. Il a fini par s’abstenir. La nuit était claire. Au dehors la vue était bien dégagée. On voyait des gens emportés par les bourrasques tels des fétus de paille qui gesticulaient en tout sens comme pour nous avertir d’un danger imminent. Je me suis éloigné de la fenêtre par crainte que l’un d’eux ne vienne s’écraser contre les vitres. On n’est jamais trop prudent.
Pour couvrir le bruit du blizzard, Yann a mis un peu de musique. Du jazz éthiopien. L’ambiance s’est réchauffée avec du Bordeaux et des ravioles à la crème. J’étais bien avec mon garçon. Et dans ces cas là le temps passe vite. Trop peut-être. Dehors soufflait le Simoun et des dromadaires voletaient devant les fenêtres.
Il a fallu nous jeter dehors. Le Simoun était tombé. Et à nouveau dans le froid, descendre dangereusement la rue Eugénie Cotton et continuer à vivre. Ce que nous avons fait jusqu’à l’ancienne Sous station électrique Voltaire.
Pour l’histoire du lieu « construite en 1908 elle appartient à une série de neuf "sous-stations" créées par la compagnie parisienne de distribution d'électricité et est édifiée sur un terrain presque rectangulaire de 600 m² présentant un linéaire de 19m sur l'avenue. La façade du hall des machines est composée de pans de verre divisés par quatre profilés en acier riveté, en trois hautes baies à arc en plein cintre. La baie centrale comporte un grand portail à deux battants. L'ensemble est encadré par deux tourelles identiques en briques silico-calcaire, correspondant l'une à l'escalier et l'autre au monte-charge. La façade manifeste ainsi l'affectation fonctionnelle de l'édifice et la puissance des machines qu'il héberge. Bien conservée, elle est tout à fait représentative d'un ensemble de sous-stations des années 1900, construites sur le modèle conçu par Friesé pour tenir compte du développement très rapide des besoins en électricité. » Et toc !
Depuis c’est devenu un collectif d’artistes. Et ce soir Yann me convie à un spectacle de théâtre militant. J’ai eu un peu peur. Déjà le froid, le lieu, l’adjectif. J’ai connu cela il y a déjà bien longtemps le théâtre militant. Je me souviens d’une représentation d’une pièce de Brecht, découpée en mini tableaux ou, à chaque tombé de rideau et le passage d’un comédien armé d’un grand panneau annonçait le tableau suivan. A chacun de ces passages, disparaissait une poignée de spectateurs sous le regard médusé du porte enseigne. Au tableau neuf, nous nous sommes tous rués en courant vers la sortie. Dans le hall d’entrée le régisseur, les bras écartés, tentait d’endiguer le flot de la foule : « Attendez ! Mais attendez, ce n’est pas fini ! » braillait le pauvre homme. « Mais, pourquoi ? » et certains avouer : « parce-que c’est nul et c’est chiant ! » Coup de grâce.
Coup de grâce. Alors j’attends. La salle était comble. 50 personnes. Visiblement j’étais le plus vieux. Un vieux au troisième rang de face, le cul entre deux chaises. J’ai tout pris en pleine gueule comme des schnarpels sur le front de la Somme. Depuis me voilà défiguré comme Lette le héros de la pièce. « Lette, ingénieur productif, spécialiste des systèmes électriques de sécurité, fait une terrible découverte : il est apparemment d'une indicible laideur. Pourquoi ne le lui a-t-on jamais dit jusque-là ? Pourquoi est-ce précisément à son chef de lui mettre le nez sur cette réalité lorsqu'il est question d'être envoyé à un congrès au cours duquel Lette voulait enfin présenter sa toute dernière invention ? Au bout du compte, c'est un collègue peu apprécié qui s'y rend et récolte des lauriers qu'il ne mérite pas. Quand il l'interroge, l'épouse de Lette doit elle aussi reconnaître que le visage de son mari a toujours été " catastrophique ", mais qu'elle l'aime tout de même. La décision de subir une opération de chirurgie esthétique est vite prise. La renaissance insoupçonnée de Lette en irrésistible Adonis en fait vite un homme célèbre. Son chirurgien le commercialise comme visage idéal et source de profit, son patron utilise sa beauté comme appât pour les grandes actionnaires solvables. Lette s'entoure de groupies. Mais la gloire ne dure pas longtemps. La valeur de Lette sur le marché s'effondre rapidement au moment où il se retrouve face à plusieurs répliques de lui-même. La surabondance de son sex-appeal dépasse aussi son épouse. La division de Lette en deux personnages progresse inexorablement. La comédie méchante et amère de Marius von Mayenburg pousse au grotesque le phénomène répandu de l'aliénation physique, offrant ainsi une sorte de miroir de la vanité. La distribution multiple prévue par l'auteur donne le jour à la structure dramaturgique ahurissante de cette satire sociale. »
Avec mon cul entre deux chaises pas moyen de me trisser. Et puis, je suis invité. Cela ne se fait pas. La salle réagit bien à cette « lecture » car les quatre comédiens autour d’une table lisent le texte. Je ne suis qu’une grosse oreille. A ma droite un gars exulte de joie et ricane grassement à chaque propos ironique. Certainement l’auteur ou un membre de sa famille délégué sur place. Eugène à ma gauche me souffle dans l’oreille qu’il a déjà un peu traité le sujet dans le Rhinocéros. La lecture n’a duré qu’une heure. Pourtant j’ai l’impression d’être là depuis beaucoup plus longtemps. Je ne demande qu’a être évacué vers un hôpital de campagne.
Nous fendons la foule vers la sortie. Il fait toujours un froid de gueux. J’ose avouer à Yann que la pièce, bon, bof, depuis Ionesco et le théâtre de l’absurde. Enfin juste question de dire quelque chose avant qu’il ne me gifle en pleine rue, moi, son propre père, un blessé de guerre sur le front de la Somme. Mon seul vrai réconfort : sa présence rare. Nous nous sommes quitté à République. Dans ma besace, j’avais le disque de jazz éthiopien à apprendre avant la semaine prochaine. Pourvu que je sois à la hauteur sur ce coup là. J'ai peur que non.

1 commentaire:

Sophie a dit…

...et pourquoi pas envisager un livre avec ces tranches de vie si agréables à lire, si fortes et si visuelles ?
sophie (des grigris)