Voilà un film qui est l’expression même du cinéma. Un film ou rien n’existe et tout est vrai. Un film aux décors fabuleux d’Alexandre Trauner qui m’a fait aimer et donner envie de chercher le Paris populaire et disparu d’avant le Second Empire, puis celui d’après, qui embrase tout un siècle jusqu’au crépuscule du XXème, de « Hôtel du Nord » à « Autour de minuit » en passant par les « Portes de la nuit ». Le Paris des petites lueurs de Ménilmontant que montrent Garance à Baptiste, là où les gens s’endorment et s’éveillent avec chacun cette lueur qui s’allume et s’éteint. Ce Paris trop petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour.
Alexandre Trauner
Voila un film qui m’a fait dévorer la littérature du XIXème siècle. Voila un film où se croisent vies vécues et vies rêvées à travers les dialogues à l’instar des décors : somptueux, réalistes et poétiques du grand Jacques Prévert.
« Un rideau de théâtre rapiécé, sali, usé, abîmé par le temps. On entend frapper "les trois coups" et le rideau se lève, découvrant un coin du ciel de Paris avec ses nuages calmes et gris... Nous sommes en 1827 ou 1828, peu importe »
La caméra qui suit la foule sur le boulevard du crime, passe les haltérophiles, les funambules et les singes. C’est la vie grouillante et populeuse qui se touche sur le boulevard du Crime. Le boulevard du Crime : surnom donné au XIXe siècle au boulevard du Temple, en raison des nombreux crimes qui étaient représentés chaque soir dans les mélodrames de ses théâtres.
Parmi les voleurs et les bateleurs, s'épanouit l'amour entre Garance et le mime Deburau. Autour d'eux se croisent d'autres destins, celui de Lacenaire le dandy assassin qui tue le conte de Montray protecteur de Garance et celui de Frédérick Lemaître dont l'unique passion reste le théâtre.
Des théâtres du boulevard du crime ne restent que les Folies-Concertantes puis Folies-Nouvelles qui demeurent actuellement sous le nom de Théâtre Déjazet. Pour les autres Théâtre de l'Ambigu (qui brûle en 1826), le Théâtre-Lyrique, le Cirque-Olympique, les Folies-Dramatiques, la Gaîté, les Délassements-Comiques, le Théâtre des Pygmées, le Petit-Lazari et de nombreux autres cabarets et café-concert sans oublier les Funambules, ces théâtres étaient situés sur la partie Est du boulevard ont été détruits à la réorganisation de Paris par Haussmann en 1862.
Les Funambules. C’est là où s’opposent deux familles jusqu’à se battre devant son public. On se cache et l’on montre, même quand on ne montre rien d’autre que la vie, la vie du public. Le directeur des Funambules : « La comédie ? La comédie ? Mais mon pauvre ami, vous vous trompez de théâtre ! Ici, on ne joue pas ! Nous n’avons pas le droit de jouer la comédie! Nous devons entrer sur scène en marchant sur les mains. Et pourquoi ? Parce qu’on nous aime ! Et pourquoi ? Parce qu’on nous craint ! Si on jouait la comédie, ici, ils n’auraient plus qu’à mettre la clé sous la porte, les autres, les grands, les nobles théâtres. Chez eux, le public s’ennuie à crever ! Leurs pièces de musée, leurs tragédies, leurs péplums. Ils s’égosillent sans bouger. Tandis qu’ici, aux Funambules, c’est vivant, ça saute, ça remue! La vie quoi ! Apparition. Disparition. Exactement comme dans la vie. Pan ! La savate ! Comme dans la vie ! Et quel public ! Il est pauvre, bien sûr, mais il est en or mon public. Tenez ! Regardez-les ! Là-haut au paradis ! »
Et sous nos yeux d’enfants ébahis on voit naître le jeune Frédérick Lemaître, le lion dramatique du boulevard, : « Quand je joue, je suis éperdument amoureux et quand le rideau tombe, le public s’en va avec mon amour. Vous comprenez, je lui en fais cadeau au public, de mon amour. Il est bien content et moi aussi. Je redeviens sage, calme, libre. Tranquille comme Baptiste ».
Opposé à Baptiste, Jean-Baptiste Debureau, une autre célébrité du boulevard. L’on assiste aux amours contrariés de Nathalie pour Baptiste qui n’a n’à d’yeux que pour Garance aux relations sulfureuses en la personne de Lacenaire et Avril.
Lacenaire… Ecrivain public le jour et malfrat la nuit. Lui, se cache en lui, là où les autres ont voulu qu’il se cache : « Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. Ils ne me l’ont pas pardonné ! Ils voulaient que je sois comme eux. Levez la tête Pierre-François ! Regardez-moi ! Baissez les yeux ! Et ils m’ont meublé l’esprit de force avec de vieux livres. Tant de poussière dans une tête d’enfant…Ma mère, qui préférait mon imbécile de frère, et mon directeur de conscience me répétaient sans cesse : ‘Vous êtes trop fier, mon cher. Il faut rentrer en vous-même’. Alors, je suis rentré en moi-même. Je n’ai jamais pu en sortir. Les imprudents ! Me laisser seul avec moi-même ! Et ils me défendaient les mauvaises fréquentations. Quelle inconséquence ! N’aimer personne. Être seul. N’être aimé de personne. Être libre ! »
Tournée sous l'Occupation, en 1943, sortie en 1945, cette magnifique fresque historique occupe une place très particulière dans le cœur des cinéphiles. Est-ce dû à la magie des acteurs (Pierre Brasseur en séducteur invétéré, Jean-Louis Barrault en soupirant transi d'amour, et bien sûr Arletty, en amoureuse libre et innocente) ? à la beauté des décors d'Alexandre Trauner, qui reconstituent le Paris du boulevard du Crime, haut lieu du théâtre populaire sous Louis-Philippe ? au miracle des dialogues de Jacques Prévert : "Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour" ? Allez savoir à quoi tient un tel prodige… En se plaçant davantage sous le signe du romantisme que de la vérité historique, ce film traverse le temps, miraculeusement préservé des critiques dont il peut faire l'objet. Car l'équipe de Marcel Carné n'avait au fond qu'un seul objectif : glorifier l'amour, à travers le personnage mythique de Garance. Le sommet du tandem Carné/Prévert (Drôle de drame, Les Visiteurs du soir, Quai des Brumes).
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