Rétrospective du 14 octobre 2009 au 8 mars 2010, centre Georges Pompidou.
Certains artistes ressemblent à leur oeuvre. Tel est Pierre Soulages. Lorsqu'il vous accueille sur le seuil de sa maison-atelier de Sète, face à la Méditerranée, à côté du cimetière marin où repose Paul Valéry, l'impression est saisissante. Du dernier colosse de l'abstraction d'après-guerre se dégage d'emblée une imposante présence. Lumineuse. Qui, sous les dehors d'une apparente austérité, va de pair avec une extrême courtoisie, une culture et une curiosité qui sont l'apanage de l'honnête homme mais aussi d'un artiste à part. Ami de Giacometti, de Hartung et de Rothko, le maître de l'"outrenoir" aura su rester fidèle à une même ligne, tout à la quête d'un art de l'essentiel, sans, pour autant, cesser d'innover. Eloge de la lumière dans l'ombre, oeuvre au noir conçue dans la solitude.
La rétrospective qui va s'ouvrir au centre Pompidou est la plus grande consacrée à un artiste vivant dans ce musée. Que montrera-t-elle ?
Le terme de rétrospective m'a toujours déplu. Je n'ai jamais aimé regarder vers l'arrière. L'important, c'est la toile que je ferai demain. Je préfère parler d'une exposition d'ensemble. Elle déploie soixante-trois ans de mon parcours : des oeuvres de mes débuts, à partir de 1946, jusqu'aux polyptyques de grand format récents - certains datant de 2009. Elle s'inscrit dans une continuité : ce goût pour le noir, qui m'accompagne depuis l'enfance. Lorsqu'on me donnait des couleurs pour peindre, je préférais tremper mes pinceaux dans l'encrier. Sans doute mon attirance pour cette couleur remonte-t-elle à cette époque. L'exposition commencera avec des brous de noix, des goudrons... Des matières banales, vulgaires, mais que j'aimais.
Vous êtes donc resté fidèle à la même ligne esthétique ?
Oui, mais avec une rupture, en 1979, autour de laquelle s'articule la scénographie de l'exposition. Cette rupture s'est produite incidemment tandis que je peignais. J'étais alors persuadé de rater le tableau auquel je travaillais et, malgré cette conviction, je continuais à peindre. Quelque chose d'extrêmement fort en moi m'y poussait. Je ne peignais plus avec le noir dont la toile était entièrement recouverte, mais avec la lumière réfléchie par les différents états de surface du noir. Cette lumière venant du noir dépassait le simple phénomène optique. Cela m'a bouleversé. C'est à ce moment que, sur le modèle des termes "outre-Rhin" et "outre-Manche", qui désignent d'autres pays, j'ai inventé le mot "outrenoir". Une manière de désigner, là aussi, un autre pays. Un autre champ mental que celui atteint par le simple noir.
Vous êtes souvent considéré comme le peintre de mono-chromes noirs. A vous écouter, il s'agit d'un malentendu.
Absolument ! Il faut voir avec ses yeux, et pas avec ce qu'on a dans la tête. En réalité, mon travail est monopigmentaire mais à l'opposé du monochrome. Une salle à mi-parcours de l'exposition dissipera, j'espère, ce malentendu. Mes toiles seront accrochées dans cet espace où sol, murs, plafond seront également noirs. Grâce à ce dispositif, on verra que, dans mes peintures, il s'agit d'une lumière réfléchie, transformée et transmutée par le noir. Ce qui m'intéresse, c'est d'explorer les variations possibles des états de surface du noir. Et, avec une grande économie de moyens, de jouer des intensités de moments différents. Lorsqu'on y réfléchit, le noir est fondamental dans l'histoire de la peinture. Il y a trois cent quarante siècles, des hommes sont descendus peindre dans l'obscurité totale des grottes et peindre avec du noir. N'est-ce pas troublant ?
Vous faites sans cesse référence à la lumière qui émane de vos tableaux. Vos recherches s'apparentent-elles à une quête métaphysique ?
Pour moi, non. Mais on peut dire que le noir est la couleur de notre origine. Avant de naître, nous sommes dans l'obscurité. Puis nous voyons le jour et nous allons vers la lumière. C'est ce que pensaient les Rose-Croix. Pour des raisons métaphysiques, Robert Fludd, un rosicrucien, a fait le premier carré noir, en 1617. Ce n'est pas Malevitch, en 1915, comme on le croit souvent.Si ce n'est par sa dimension métaphysique, comment définir une oeuvre d'art ?
Un jour, au Louvre, j'ai été bouleversé par une sculpture mésopotamienne. Je me suis demandé ce que j'avais à voir avec l'homme qui a fait cela, il y a des siècles : je ne connais pas ses idées, nous ne partageons ni la même culture, ni la même religion. J'ai alors compris que mon intérêt n'était pas tourné vers ce que représentait l'oeuvre elle-même mais tenait à la forte présence qui s'en dégageait, liée aux qualités physionomiques de ses formes et non à une tentative "illusionniste" de restituer les apparences. Un art sans présence, c'est de la décoration. Je suis toujours allé dans ce sens.
Qu'en est-il de la dimension, elle, bien matérielle, de vos oeuvres ? Vous privilégiez, de longue date, les grands formats.
J'ai privilégié aussi - je l'analyse a posteriori - la verticalité. Très tôt, j'ai délaissé le chevalet pour peindre à même le sol, mais j'ai toujours pensé et vu mes toiles debout. J'ai abandonné les châssis standards du commerce et préféré décider moi-même des dimensions et des proportions de mes toiles. En général, j'ai choisi des rapports de dimensions irrationnels, plus dynamisants. Par exemple, celui qu'il y a entre la diagonale et le côté du carré. Je trouve cela plus agréable à l'oeil.
Parallèlement à votre exposition au centre Pompidou, Henri Loyrette, le directeur du Louvre, vous a proposé d'accrocher une de vos oeuvres dans une salle du musée. Quel est l'intérêt pour vous, artiste contemporain, de vous confronter aux grands maîtres ?
J'ai choisi une salle que j'aime particulièrement, celle de la première Renaissance italienne, à côté de La Bataille de San Romano, de Paolo Uccello, que, depuis toujours, je place au plus haut des chefs-d'oeuvre de la peinture. Ma toile sera accrochée sur un mur qui fait face aux fenêtres, de telle sorte qu'elle renverra la lumière. Dans cette salle règne aussi la Maestà, de Cimabue, que j'admire énormément. Lorsqu'on entre, on ne voit qu'elle. Il n'est pas question de comparer des oeuvres aussi étrangères les unes aux autres. Cependant, installer une de mes toiles dans un tel lieu a un sens. En effet, c'est à cette époque que se situe la transition entre la peinture byzantine et la technique "illusionniste" qui aboutit à la perspective. A ces deux conceptions de l'espace s'ajoute celle d'une peinture abstraite comme la mienne. La lumière venant des fonds d'or de la Maestà me fait également penser à l'espace rencontré dans ma peinture "outrenoir". Dans les deux cas, elle vient vers le regardeur, créant un espace devant le tableau. C'est ce que j'ai pensé la première fois que j'ai vu une exposition de Picasso, à la fin des années 1930. Mes camarades n'y voyaient que de la foutaise. Moi, je n'étais pas choqué. J'ai tout de suite été impressionné et intéressé. J'y voyais un lien avec les arts primitifs. Ce n'était pas si éloigné des émaux médiévaux de Conques. Guernica est très proche de l'Apocalypse de Saint-Sever ! *
Vous avez très tôt développé des liens avec les Etats-Unis et compté de grands peintres américains parmi vos amis. Ces rencontres ont-elles eu une influence sur votre parcours ?
J'ai exposé dès 1949 à New York, avec quatre autres peintres abstraits français. Ce fut un flop total. Mais tout le monde nous a vus. J'ai eu plusieurs expositions personnelles à la galerie Kootz et j'ai régulièrement participé à des expositions dans différents musées, dont le MoMA, qui s'appelait encore à l'époque le Museum of Modern Art. Ce n'est que beaucoup plus tard, en 1957, que je suis allé aux Etats-Unis. Pollock n'était plus là mais j'y ai alors rencontré De Kooning, Motherwell, Kline... Et Rothko, avec qui la première rencontre a été orageuse. Il m'a agressé dans une soirée, et ma réponse fut telle qu'il m'a invité à déjeuner chez lui le lendemain. Ainsi a démarré notre amitié, à partir d'une prise de becs. Plus tard, j'ai bien connu aussi Newman. Nous avions tous en commun de faire de la peinture abstraite sur de grands formats. Mais ces rencontres n'ont pas été déterminantes et ne m'ont pas influencé. J'exposais déjà depuis plus de dix ans. Mes influences sont à chercher loin ailleurs. Plutôt du côté de la peinture romane, de l'art préhistorique.
Etes-vous sensible à d'autres formes d'expression ?
Avec une prédilection pour un genre en particulier ?
Des poètes du Moyen Age aux contemporains. J'apprécie particulièrement l'un des premiers troubadours, Guillaume d'Aquitaine, et notamment l'un de ses poèmes, dont j'ai fait ma profession de foi esthétique. Il y est question du "pur rien", d'une insatisfaction perpétuelle, comparable à celle de l'artiste, et du refus des théories. Toutes choses qui m'ont toujours guidé. Je l'ai souvent répété : "C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche." Cela m'a conduit à changer ma perception de la peinture, comme avec l'"outrenoir". Quand on sait ce qu'on va faire, on est un artisan. Ce n'est pas ma conception de la création artistique. De la même manière, lorsqu'on m'a sollicité pour réaliser les vitraux de l'abbatiale de Conques, j'ai été amené à inventer un nouveau verre afin de respecter au mieux la lumière naturelle et l'esprit du lieu. Il faut savoir rester curieux.
Le futur musée Soulages, qui ouvrira en 2012 à Rodez, votre ville natale, reposera-t-il sur cette philosophie ?
J'ai en effet souhaité qu'y soit montrée, en particulier à travers les divers épisodes de la fabrication des vitraux de Conques, la part du hasard dans la création et dans l'invention de nouvelles techniques. Une démarche fondée sur la recherche, où l'inconnu a sa part. Si on garde les yeux ouverts, l'imprévu est toujours possible. Et peut devenir déterminant. J'ai souvent dit que j'étais contre les musées d'artistes, trop souvent semblables à des mausolées. Un musée doit être vivant. J'ai accepté ce projet à une autre condition : que soit créé un espace de 500 m² pour accueillir des expositions temporaires.
La création de ce musée est-elle pour vous une forme de consécration ?
Non, je n'ai jamais rien recherché de tel. Plus de 100 grands musées dans le monde ont déjà acquis mes oeuvres. Si j'ai eu la chance d'être reconnu très tôt, dès 1948, c'est grâce à une exposition collective qui a circulé en Allemagne. Et le premier historien d'art à entrer dans mon atelier, la même année, était américain : James J. Sweeney, conservateur du Museum of Modern Art. Les Français, au début, m'ont avalé de travers. A Paris, on s'est aperçu que j'existais parce que les étrangers s'étaient intéressés à ma peinture. Ma première grande exposition personnelle en France - Malraux était alors ministre de la Culture - a eu lieu en 1967, au Musée national d'art moderne. Mais elle arrivait après l'Allemagne, la Hollande, la Suisse... D'ailleurs, la préface du catalogue précisait que, si j'étais ainsi honoré, c'était en tant qu'ambassadeur de la peinture française à l'étranger !
Cela ne vous a pas empêché de devenir l'artiste français vivant le plus cher. L'un de vos tableaux a été adjugé, il y a quelques mois chez Sotheby's, 1,5 million d'euros.
Que des gens aiment ma peinture, j'en suis ravi. Mais l'art comme commerce ne me concerne pas. Que signifie être le peintre français le plus cher ? C'est le marché qui veut ça. Je n'aime pas davantage les biennales, où tous les artistes combattent derrière le drapeau de leur pays, comme aux Jeux olympiques. L'art n'est pas une compétition, avec un premier et un second. Chaque artiste est unique, irremplaçable. Une oeuvre n'est pas non plus un moyen de communication. C'est quelque chose de bien plus profond, qui va à l'essentiel.
Entretien par Annick Colonna-Césari, Stéphane Renault.
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