Après le choc esthétique du film éponyme de Hiroshi Teshigahara dont nous avons parlé hier, je me suis précipité sur le roman de Kôbô Abe dont est il est tiré.
Cette oeuvre se qualifie facilement de Kafkaïenne tant il y règne une atmosphère de folie, de logique déformée et de combat contre la fatalité. Mais au contraire des héros de Kafka, le héros d'Abé Kôbô trouve son épanouissement ultime dans ce combat et ouvre pour le lecteur des pistes de réflexions innombrables au travers de méditations et de recherches symbolistes extrêmement riches.
Un homme dont on ne connaît pas le nom disparaît un jour dans la nature. Passionné par les insectes, il avait pris quelques jours de congé pour découvrir un spécimen rare vivant dans le désert. Mais bloqué à cause d'une tempête dans un petit village au fond des dunes, il n'en sortira plus jamais. Comme les autres habitants, il devient prisonnier de ce sable qui envahit tout, qui s'infiltre dans la moindre fissure, dans la moindre parcelle de la peau. Echoué dans une maisonnette avec une femme dont on ignore également l'identité mais qui assure le titre du livre puisqu'elle garante de la vie de son compagnon d'infortune, l'homme va lutter au départ de toutes ses forces contre ce sort qu'on lui impose et va tenter à plusieurs reprises de s'échapper mais en vain. Ce sable qu'il faut sans cesse combattre, sans cesse rejeter, est l'éternel vainqueur. Jour après jour, l'homme et la femme poussent le sable hors de leur maison, hors de leur intimité: cet esclavage de tous les instants est pourtant leur seule chance de survie. Le seul répit qu'ils peuvent s'accorder consiste en des petits biens matériels comme l'achat de journaux, d'une radio les maintenant en contact avec le monde extérieur. Lorsque la femme, enceinte, est conduite à l'hôpital, les villageois laissent une échelle, ce qui pourrait permettre à l'homme de partir. Mais il prétexte une découverte sur le sable dont il lui faut absolument faire part à la femme pour remettre à plus tard son projet d'évasion:"J'ai le temps. J'ai tout le temps..". L'exergue du livre éclaire alors sa fin :"évasion sans punition, évasion sans joie". En effet, ce qui maintenait l'homme en vie, son principal but était de planifier son départ. Or, si ce dernier devient possible par un recours extérieur, comment affronter un monde délaissé depuis des mois et pour lequel on est mort sans défi à relever qui prouverait au personnage son "humanité"? Mais ce qui rend ce livre réellement fascinant c'est bien l'absence totale de caractérisation des personnages. Etres sans identité puisque sans nom, au devenir dès lors interchangeable, l'homme et la femme évoluent sans même tisser de liens entre eux. Le lecteur est condamné à répéter en quelque sorte l'histoire de Polyphème puisque si on lui demande qui est la femme des sables, la réponse ne se fait pas attendre. Personne.
Kôbô Abe, né en 1924 à Tôkyô, passe son enfance en Mandchourie. Après avoir fait des études de médecine, il se consacre à la littérature. Son premier roman, Kabé (Les Murs), obtient en 1951 le prix Akutagawa, le plus grand prix littéraire japonais. Écrivain, mais aussi militant communiste, il participe au groupe Littérature populaire, organise un cercle littéraire dans un quartier d'usines et publie dans d'innombrables revues. En 1962, paraît La Femme des sables qui obtient en France le prix du Meilleur Livre étranger. Le romancier et dramaturge est mort à Tôkyô en 1993.
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