mercredi 12 janvier 2011

André Gide Le retour du Tchad (1928)

Le retour du Tchad d'andré Gide Le Retour du Tchad est un journal de voyage d'André Gide publié en 1928. Il constitue la suite du Voyage au Congo publié l'année précédente.
« On ne voyage pas au Congo pour son plaisir. Ceux qui s’y risquent partent avec un but précis. Il n’y a là-bas que des commerçants, qui ne racontent que ce qu’ils veulent ; des administrateurs qui disent ce qu’ils peuvent et n’ont droit de parler qu’à leurs chefs ; des chefs tenus par des considérations multiples ; des missionnaires dont le maintien dans le pays dépend souvent de leur silence. Parfois enfin quelques personnages de marque, en un glorieux raid, traversent la contrée entre deux haies de « Vive la France ! » et n’ont le temps de rien voir que ce que l’on veut bien leur montrer. Quand, par extraordinaire, un voyageur libre se hasarde là-bas, comme j’ai fait moi-même, sans autre souci que celui de connaître, la relation qu’il rapporte de son voyage ne diffère pas sensiblement de la mienne, où l’on s’étonne de retrouver la peinture des mêmes misères qu’un Auguste Chevalier par exemple dénonçait il y a déjà vingt ans. Rien n’a changé. Sa voix n’a pas été écoutée. L’on n’a pas écouté Brazza lui-même, et ceux qui l’ont approché savent avec quelle tristesse, dans les derniers temps de sa vie, il constatait les constants efforts pour discréditer son témoignage, pour étouffer sa voix . Je n’ai pas grand espoir que la mienne ait plus de chance de se faire entendre. « Je tiens de source certaine, m’écrivait X., fort bien placé pour le savoir, que l’on s’apprête à torpiller votre livre. » Et c’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Dès que l’on vit que mon témoignage courait risque d’être écouté, l’on s’ingénia à mettre en doute sa valeur ; je me vis traité d’esprit léger, d’imagination chimérique, de « chercheur de tares »… Ces accusations tendancieuses me laisseraient indifférent s’il ne s’agissait ici que de moi ; mais il y va du sort d’un peuple et de l’avenir d’un pays. Le reproche de partialité, que l’on me faisait également, je me défends de l’encourir. Tous les renseignements que je donnerai dans ces pages sont officiels. Même le commentaire que j’y ajoute n’est le plus souvent qu’un centon impersonnel formé de phrases extraites de rapports administratifs. Car, tout au contraire de ce que certains ont pu dire, ce n’est nullement contre l’administration que je m’élève ; je ne déplore que son impuissance en face de ces maux que je signale ; et cet article n’a d’autre but que de tâcher de lui prêter main-forte. « Que la haute administration, que le haut commerce prennent garde de vouloir mettre trop vite en coupe réglée une possession qu’à vrai dire nous connaissons insuffisamment et dont les indigènes ne sont pas encore initiés à ce que nous attendons d’eux », écrivait Savorgnan de Brazza en 1886. « Notre action, jusqu’à nouvel ordre, doit tendre surtout à préparer la transformation des indigènes en agents de travail, de production, de consommation. Ce qu’il faut redouter par-dessus tout, c’est de renverser en un jour l’oeuvre de dix années, car l’intervention de la force, dans une oeuvre préparée par la patience et la douceur, peut tout perdre d’un seul coup. » Ces sages conseils ne furent pas suivis. Dès 1887, une compagnie fut créée au Gabon : la S. H. O., dans des conditions si scandaleuses que le Parlement la fit dissoudre. En dédommagement de quoi, les directeurs de la S. H. O. réclamèrent et obtinrent le droit de choisir un terrain de 3 à 400 000 hectares, donné en toute propriété. Deux ans plus tard, le Parlement approuva la formation de quarante compagnies, à qui 650 000 kilomètres carrés furent concédés. (Je rappelle que la superficie totale de la France est de 551 000 km2.) Ces sociétés n’ont, du reste, pour la plupart, pas longtemps vécu. Certaines se sont transformées ; d’autres ont fusionné. Nous ne nous trouvons plus aujourd’hui en face que de quelques sociétés, et n’avons plus à nous occuper que de celles-ci. Mais, avant de commencer à parler d’elles, je voudrais mettre mon lecteur en garde de confondre ces Concessions congolaises avec les concessions ordinaires telles que peuvent les obtenir les colons ou de grandes sociétés financières, pour la mise en culture d’un terrain ou l’exploitation de richesses minières. Celles-ci concourent, en même temps qu’à l’enrichissement du colon ou de la société, à l’enrichissement du pays et du peuple qui l’habite. Qu’un parti politique anticapitaliste les désapprouve, peu m’importe ici ; je prétends n’avoir pas à me solidariser avec ce parti pour m’élever contre les abus particuliers à l’A. E. F. Le concessionnaire congolais obtint donc la propriété exclusive de tous les produits naturels d’immenses régions à peu près inexplorées, aussi peu connues du gouvernement qui les accordait que du concessionnaire lui-même. Jusqu’à ce moment les produits de chasse et de cueillette avaient appartenu aux indigènes ; mais l’on peut à peine dire que ceux-ci furent expropriés, car, en fait, ils furent concédés eux-mêmes avec les terrains. Le concessionnaire put alors les contraindre au travail moyennant tels salaires qu’il se réservait toute liberté de fixer. Quant aux produits, il estimait que, dans ce cas, il n’avait plus à les payer. » « Les concessionnaires s’engageaient par contre à verser au gouvernement de la colonie 15 p. 100 de leurs bénéfices, et à respecter les clauses d’un cahier des charges. Certaines de ces clauses prétendaient, il est vrai, protéger les « droits d’usage » que nos principes reconnaissent aux indigènes de toutes nos colonies. Ces clauses donnèrent satisfaction à l’esprit de justice de l’opinion publique et l’endormirent. En pratique elles ne furent jamais appliquées, et les populations habitant les immenses terrains concédés furent, en fait, réduites à un état qui ne diffère de l’esclavage, je voudrais que l’on me dise en quoi ? » André Gide

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