lundi 4 janvier 2010

Charles Aznavour & The Clayton Hamilton Jazz Orchestra.

Sonnez trompettes, résonnez cymbales, voici un autre Charles Aznavour, un Aznavour autre, un Aznavour si semblable au Charles des débuts. Celui qui ne chantait pas encore. Celui dont la voix n'était pas advenue celui qui composait pour les autres. Ses chansons pour les autres sonnaient jazz, furieusement jazz, sincèrement jazz. Ici, offrant un éclatant démenti à des bruits de retraite, il revient par la grande porte. Non pas en chantant d'autres chansons. Mais en chantant ses chansons autrement. Ce qui est plus téméraire qu'on ne croit, pas seulement à 85 ans, tant le public, de tout poil, de tous sexes et de tous âges, a dans la tête, dans le coeur, dans le corps, la mémoire, gravés dans l'oreille ses grands classiques en l'état. Les grands classiques sont intouchables, avec leurs inflexions, leurs orchestrations, ici un trait de guitare, là une valse de violon, on ne change pas de chanson comme on change de chemise.C'est qu'une chanson de Charles Aznavour, surtout s'il la chante lui, telle "sa fille", celle à qui il s'adresse dans A ma fille, elle s'en va, elle ne lui appartient plus. Elle appartient à qui l'aime, à vous, à moi, à celle ou celui qui passe par là et la prend. La chance d'Aznavour, c'est de n'être pas ce qu'on appelle un "poète". Ses mots sidèrent de simplicité complexe, leur verdeur très inattendue, leur articulation. Il a la syntaxe qui swingue et la musique les précède.Voilà pourquoi, pour rhabiller des monuments aussi personnels, aussi connus que, prenons deux exemples, Comme ils disent, Il faut savoir, aussi autobiographique que La bohême allez vous rhabiller ! Rien de plus conservateur qu'une paire d'oreilles. Elle tient toujours à sa première version, l'immuable version entendue en dansant, en pleurant, en aimant, un soir d'étreinte ou de chagrin. La chanson en ses nouveaux atours peur s'offrir à tout, aux accompagnateurs les plus luxueux, aux studios plus performants, aux machines toujours perfectionnées, aux désirs de rajeunissement, rien n'y fait. Elle résiste, elle s'entête et n'en fait qu'à sa tête. A moins d'un miracle voulu !Quand Charles passe la porte des mythiques studios Capitol, 1750 North Vine St à Hollywood, il sait quelles voix hantent ce temple futuriste, quels fantômes bien réels : Nat King Cole, Louis et Ella, Sinatra, Dean Martin, jusqu'à tout récemment Diana Krall dont la rythmique porte deux noms, John Clayton (compositeur, contrebassiste) et Jeff Hamilton (batterie). Lunettes noires, dégaine de jeune homme en vadrouille, vous descendez trois blocks, vous voilà sur Sunset Boulevard, le petit Charles s'amuse à l'idée d'avoir un jour sa photo alignée au mur, avec les grands : "Je ne suis pas quelqu'un qui se vante, on le sait, mais c'est enfantin, il y aura un Français aussi."Cette fraîcheur se communique à tout l'album.Il y avait une rencontre, celle du Clayton Hamilton Jazz Orchestra, le big band musical, le plus sophistiqué, le plus efficace de l'époque. 25 ans de pratique et assez d'albums, de nominations, de Grammys pour remplir une villa à Malibu. Des légions de sax, de tompettes, de trombones, ce qu'il faut de clarinette basse et de violons, violoncelles et altos, des pointures à chaque pupitre, un son d'ensemble à faire rêver les humains trops humains en leurs pauvres rêves de fraternité, un swing d'enfer ou d'Eden, Charles s'en balance : "J'ai des amis des deux côtés." Pour se mesurer à un tel ensemble, il faut faire le poids : comme tout big band de catégorie, eux, ils sont dévoués corps et âme, mais à une condition qui ne pardonne pas. A la condition que vous, vous sachiez - que vous puissiez - tenir tête.D'où ces chansons chamboulées, mais toujours dans le sens du rythme. Si bien qu'elles en semblent moins changées qu'épanouies. D'où ces harmonies recherchées, imprévisibles, d'une science exacte, et qui pourtant, comme les mots d'une chanson, ne la ramènent pas, savent se faire oublier. D'où cette incroyable précision de souplesse, le swing de l'orchestre, toujours en phase avec les trois temps que Charles Aznavour a gravés dans la tête : trois temps, mais toujours carré.Le plus incroyable, dans l'aventure, c'est que les nouvelles chansons de cet album (Fais moi rêver, Je suis fier de nous, en duo avec Rachelle Ferrell) sonnent, y compris dans leurs titres, comme d'anciennes chansons de Charles, aux mélodies déjà familières, avec leur esprit, leur scansion, ces inimitables, déhanchements de phrases, ces enjambements d'enfant qui saute le ruisseau. Les nouvelles sonnent comme d'anciennes chansons qu'on aurait juste perdues de vue.Ce jazz orchestral, très écrit, très soigné, aussi capable de nuances infinitésimales que de déménager, ce jazz de groupe qui ne tient qu'à un fil, le son de chaque interprète, n'est pas forcément bien entendu. Comme si on oubliait de la plus populaire des musiques savantes (le jazz), qu'elle est d'abord savante. Par un subtil mélange d'intégrisme et d'ignorance, le cergé du jazz se trompe à son sujet, et sur toute la ligne. Pour Aznavour, c'est la forme princière, celle qui peut s'incarner dans un accompagnement churchy de Jacky Terrasson (piano) ou dans un chorus farouche de Jeff Clayton, frère de John, dans le jeu implacable de Jeff Hamilton, le batteur et co-fondateur de l'orchestre, ou dans des riffs aussi organisés qu'un vol de grues traversant le ciel. Aucun doute sur le projet, l'ambition, la réussite : oui Le jazz est revenu. Et jamais Charles Aznavour ne s'est tant ressemblé. Francis Marmande.

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