La musique pour clavier de Bach oppose régulièrement les pro-clavecin aux pro-piano. Comme pour le thé (avec sucre ou sans), ou la cuisson des oeufs à la coque (directement à l'eau bouillante ou d'abord à l'eau froide), la réponse peut ne relever que du goût personnel. Mais en bon droit musicologique, le débat est vite tranché. Pour un Bach dans son jus - c'est-à-dire le texte dans sa vraie texture (harmonique, timbrique, rhétorique) -, il faut cuisiner aux cordes pincées : la jeune génération de clavecinistes français, de Pierre Hantaï à Céline Frisch et Benjamin Alard, s'y entend à merveille. En revanche, si l'on se rappelle que Bach fut l'un des plus actifs transcripteurs de son époque - et d'abord de sa propre musique, la faisant passer d'un instrument solo à un autre ou à l'orchestre entier, d'un genre profane à une page sacrée -, alors oui à la reconversion aux cordes frappées !
Dépassant cette querelle des anciens et des modernes, l'enregistrement passionnant du pianiste français David Bismuth affiche un propos plus ambitieux : suivre, tel un fil rouge, l'écriture de Bach à travers celle de ses transcripteurs, qu'il s'agisse de compositeurs-pianistes (Liszt, Busoni), de pianistes-compositeurs (Wilhelm Kempff, Alexandre Siloti, le cousin de Rachmaninov), ou de créateurs fascinés par la rigueur contrapuntique du Cantor (Schumann tentant sur les lettres du nom de B A C H une fugue plus « bachienne » que nature !).
Chacune de ces transpositions au piano vérifie la règle qu'édictait Arnold Schoenberg, grand transcripteur lui aussi, à la tête de sa société de concerts viennoise : « La composition est au premier plan, l'instrument est seulement pris en compte, et non le contraire. » L'éventail de jubilations déployé par cette anthologie de « Bach revu et corrigé » s'étend du pur plai-sir du texte (Saint-Saëns, à partir de la cantate BWV 29) à l'ivresse renversante de l'écriture (Busoni, sur La Chaconne de la Partita pour violon seul, BWV 1004). Jouant un Steinway moderne, aussi brillant que profond, David Bismuth y ajoute sa propre touche : la volupté de l'intelligence.
Gilles MacassarTelerama
Bach/Beffa : Aria, Passion selon St Matthieu BWV 244.
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