LE RETOUR
Dans le marais du temps immobile, pétrifié, le grand jour arrive... après 28 mois. Au lieu de la joyeuse excitation, si souvent imaginée, on est vide, sans réaction, lessivé de tout souvenir, comme vieux. Apathiques, dans l'ultime convoi de camions qui nous ramène à Oran pour l'inévitable camp de transit. Endormis et mornes, les 3.000 libérables entassés pour 36 heures sur le Ville d'Alger, qui regardent sans la voir s'éloigner la vieille ville espagnole. Malades - du mal de mer - la plupart des soldats. Du mal de mer et du reste. J'ai plusieurs copains blessés ou convalescents qui voyagent en Première Classe. Je me faufile chez eux : j'éviterai au moins l'ambiance nauséeuse des fonds de cale. A Marseille, sur les quais, des gendarmes prétendent nous faire aligner en rangs par quatre pour aller jusqu'aux trains spéciaux garés dans la Gare Maritime. C'est une explosion de colère brutale, inattendue. Les libérables bombardent les cognes des ponts du bateau avec leurs sacs à paquetage (ça pèse 25 à 30 kilos ...) L'incident nous rend joyeux. La spontanéité de la réaction à l'ultime connerie militaire réveille tout le monde. Les gendarmes s'éclipsent. L'armée française nous a donné en souvenir un beau diplôme : il atteste que je suis décoré de la médaille commémorative d'Algérie. Je le déchire en confettis. On est déjà dans la peau de celui qu'on doit pas faire chier. Parce qu'il en a chié. Les mots du vocabulaire militaire sont limités : chier est un de ses leurons. Avec mon ami François-Xavier, le séminariste, on s'échappe du port pour nous offrir un luxe : prendre un avion à nos frais, qui nous ramènera en quelques heures à Paris. Où nous arrivons complètement saouls, après avoir goûté sans retenue toutes les jolies petites bouteilles des repas d'avion (à l'époque, les boissons étaient à volonté ...) Nos familles, à l'aéroport, sont consternées de voir débarquer deux poivrots ! Mais enfin on est là. On est rentrés. Et c'est Noël. Je suis épuisé, amaigri, irascible, mutique. Ma fille Emmanuelle naît quelque jours après. Elle est très mignonne. C'est la plus belle de la clinique. Mais je ne comprends pas ce qui m'arrive ... L'attente de sa venue puis les visites quotidiennes me sont pénibles physiquement. Je dors toute la journée sur le lit de ma femme. Je voudrais faire bonne figure, mais je suis vidé. On a fait de moi une sorte de zombie qui ne jouit plus des bonnes choses. La réinsertion va être dure ! C'est d'abord renouer avec les siens. Essayer. S'apercevoir qu'aucun récit ne peut traduire la réalité de ce qu'on a vécu. Qu'on vous écoute avec gentillesse ou commisération, et voilà tout. Que cette page d'histoire écrite par toute une génération de jeunes français n'est pas perçue comme une guerre, mais comme une vague expédition lointaine et exotique. J'ai compris, à cette époque, pourquoi les anciens combattants se réunissent et se racontent : personne ne peut imaginer la réalité d'une guerre sans l'avoir vécue. Alors on enfouit. On occulte. Sans savoir que ce pseudo-oubli va vous empoisonner pour longtemps. La réinsertion c'est retourner dans son entreprise sans grande conviction. S'y emmerder très vite. Faire la vie dure aux chefs en agissant comme des caractériels. Chez Renault, je dépends d'un service d'orientation qui doit caser au mieux les employés au retour de l'armée. Tout le monde est compréhensif. Beaucoup de collègues sont dans mon cas : anciens d'Algérie, employés à problèmes. La hiérarchie ne sait comment composer avec nous : absentéisme, comportements irrationnels, refus de l'autorité. Mais qu'on nous fasse pas chier ! Voilà le mot d'ordre. Je circule pendant un an dans différents ateliers, services, départements, sans me fixer nulle part. J'imagine mal passer ma vie à construire des bagnoles. On me suggère amicalement de toute part que... peut-être... je devrais... chercher ma voie ailleurs. J'en suis convaincu. Le cinéma me passionne. Le père de ma femme, Olivier Hussenot, me présente à des amis. Je débute comme assistant avec un réalisateur de courts métrages d'animation. Une autre vie commence.
Département 26, chantée par Michel Buhler.
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