MAI 68. Je n'aime pas les jeunes ou les vieux crétins qui parlent des soixante huitards.
D'autant qu'ils ajoutent souvent : attardés... Chez les jeunes, l'emploi de ce terme méprisant trahit une rancœur : celle de n'avoir pas vécu le truc. D'être né après. Ou d'avoir entendu leurs parents ou leur grand frère radoter comme les anciens combattants, sur des exploits imaginaires. Chez les plus âgés, c'est l'aveu qu'ils sont restés chez eux, par trouille de la rue. Ou qu'ils étaient carrément contre. J'aurais plutôt de la sympathie pour le soixante-huitard, malgré le ridicule de son look : jeans sales, cheveux longs et gras. Il exprime souvent de vieux rêves utopiques qui aident à vivre. Il continue à ne pas croire aux merveilleux modèles de sociétés que le Monde nous offre aujourd'hui. Et il a bien raison. Mais la race est éteinte jusqu'au prochain ras-le-bol. La plupart des vrais soixante-huitards ont rangé leurs rêves dans leur poche et leur mouchoir dessus. C'est bien triste. Certain se sont suicidés ou sont devenus dingues. C'est respectable. Une minorité d'entre eux a embrassé les idéaux (si l'on peut dire) combattus becs et ongles pendant quelques années. Les plus radicaux des maoïstes sont devenus de respectables et efficaces chefs d'entreprise, soucieux de leur réussite, puisque, n'est-ce pas, nous sommes condamnés, dans cette société, à réussir ou à crever. Ils ont trahi leurs idées, et surtout leur jeunesse. Serge July est le plus célèbre d'entre eux. On dit que la physionomie d'un homme de cinquante ans ne peut mentir sur ce qu'il est vraiment. Celui-là, dans son costard gris boudinant sa bedaine d'amateur de bonne bouffe, fumant le cigare, l'expression satisfaite et suffisante sous son brushing au rasoir, a vraiment tout pour plaire. (La première fois que je vis le personnage, en 70, il se planquait des flics chez un ami commun, et prêchait sentencieusement sur les écrits Militaires de MaoDzéDung... Quel chemin parcouru!) July minaudant avec Michèle Cotta, sur la chaîne de Bouygues, quels grands moments de rigolade! C'est un de nos grands patrons de presse. Un maître à penser. Tout le monde lit Libé. Pas moi. J'ai connu, évidemment, Libé à ses débuts. J'ai même bien connu son papa qui s'appelait La Cause du Peuple. En 1970, le fait semble incroyable aujourd'hui, quand les flics vous arrêtaient avec une douzaine de Cause du Peuple dans votre voiture, ils vous mettaient en taule : vous étiez un dangereux mao. J'ai fait beaucoup de soutien pour Libé ancienne formule (du temps de Sartre et un peu après) quand il fallait mobiliser les militants de la France entière pour que le canard continue. Ça se passait sous un grand chapiteau Porte de Pantin. Ambiance et ferveur. Le fric rentrait. Le journal survivait. (La vérité oblige à dire que ces grands galas de soutien m'ont permis de toucher, en quelques concerts, un public venu de toute la France, et de décoller véritablement.) Plus tard, dans la logique des journaux à capitaux, Libé laisse tomber ses idées d'origine pour flatter les tendances à la mode."Les canards barbotent dans les eaux de vidange" Après tout, c'était bien son droit, mais j'explosais par deux fois : la première quand un rédacteur anonyme annonça mes concerts en province avec des commentaires du genre : Béranger chante encore à tel endroit, ou : pourquoi ce vieux machin, Béranger, chante-t-il encore...
(Les organisateurs de mes concerts étaient souvent des associations sansmoyens financiers, qui se défonçaient bénévolement et que ce genre de plaisanteries démoralisaient); la seconde, quand ma modeste mais indépendante maison de production, asphyxiée financièrement par les multinationales, demanda à July de parler de nos problèmes. Libé publiait alors une série de papiers dithyrambiques sur les jeunes loups à la tête des grandes boites de disques... On nous répondit qu'on n'était pas dans la tendance ! Il fallut plusieurs mois pour que ma réponse fût publiée. On m'excusera pour ce moment d'aigreur : il y a un style de trahison qui laisse ma mémoire intacte. Mais revenons à Mai 68 : c'est plus gai! Ça baigne dans le bonheur : celui de la spontanéité délirante, quand tous les blocages et les interdits semblent effacés. Mai 68, ce ne sont pas les barricades et les simulacres de guerre civile, les petits jeux puérils auxquels se livrent, déjà, certains groupuscules, avec leur vocabulaire hermétique, leur goût du secret et du complot. Ces trois semaines - seulement! - imprévisibles ont impressionné le monde entier.On réalise que la plus puissante machine d'état peut être mise en échec par une bande de galopins; que tout peut être dit, contesté, aboli; que les partis, les syndicats, les groupes de pression n'existent que parce qu'on les tolère, par habitude; qu'on pourrait vraiment changer la vie, les institutions; qu'une fois la mèche allumée le feu se propage dans tous les secteurs et met en lumière des ras-le-bol partout. Mais qu'il faudrait, bien sûr, après l'explosion première, se structurer, s'organiser, pour bouleverser durablement un vieux pays comme la France; qu'il n'y a pas d'évolution ou de révolution qui puisse faire table rase de l'histoire, des mœurs, de la culture.
Je me suis frotté avec les purs et durs de toutes tendances, et dieu sait s'il y en avait des tendances : des maoïstes aux marxistes-léninistes en passant par les trotskistes, les stals, les révisos. Il est vrai qu'à 31 ans, j'étais déjà un vieux, que mon histoire était plus remplie que la leur. Mais j'avais du mal à admettre qu'on traite tous les vieux de bourgeois, ou tous les CRS de SS; que toute discussion fasse référence à des idéologies.
venues d'ailleurs qui, après tout, étaient loin d'avoir fait leurs preuves; qu'il était absurde de vouloir abattre un système pour le remplacer aussitôt par un nouveau plus contraignant. Mais il y a la rue, les inconnus à qui parler sans retenue, les inconnues plus du tout effarouchées, la visite quotidienne à l'école des Beaux-Arts pour faire le plein d'affiches à coller dans son quartier. Et partout quelle ébullition! Je vois un soir, au Quartier Latin, une douzaine de jeunes composer une chanson collective, l'écrire à la craie sur un mur et faire chanter les passants. Je sors du grenier ma vieille guitare de la Roulotte, et j'entreprends d'écrire, à nouveau, des chansons. Les brillants analystes prétendent qu'une explosion comme celle de 68 ne peut se produire que dans des sociétés sans problème. Quel dommage qu'ils aient raison! Quel beau feu d'artifice on pourrait faire avec 3 ou 4 millions de chômeurs, 500.000 mal logés, des socialistes qui font la politique de la droite ! Mais les vrais problèmes rendent les gens frileux, hésitants. Chacun se replie sur soi, doutant - c'est humain - de la collectivité qui exclut, des politiques qui trompent le monde. Repli sur soi. Solution individuelle. La Crise rend égoïstes riches et pauvres. Les premiers, accrochés à leurs privilèges, serrent leurs griffes plus convulsivement que jamais. Les seconds agitent désespérément leurs membres pour garder la tête hors de l'eau. Chacun pour soi. A l'évidence - quelle banalité - les solutions ne sont que collectives. Que faire (!) pour qu'un pays aussi riche que le nôtre résorbe son chômage? Changer la vie, le travail, la répartition des richesses. Avant tout, nos façons de penser, nos structures mentales. Alors, la révolution ? Voire... En 1982, un an après la victoire de la Gauche, je pose, en chantant, la question : Le vrai Changement c'est quand ? (ça ne plût guère aux décideurs-dinosaures...) Douze ans après, je m'interroge encore, avec plus de colère. Je n'ai pas oublié que les socialistes vinrent au pouvoir sur les ailes d'une magnifique idée : LE CHANGEMENT, et qu'ils ne cessent depuis, avec une obstination qui confine à la pathologie, de la pervertir, d'en faire un slogan vide de sens. Il y a un type de trahison qui laisse ma mémoire intacte... Alors, Béranger, déçu du socialisme? - Non, je n'ai jamais cru au socialisme à la française. Un soir de 81 beaucoup sortirent dans la rue, la mine réjouie, des bouteilles de champagne à la main. Je ne participais pas à la fête. Je pensais à Louise Michel et à son pouvoir est maudit... Il y avait eu des signes avant-coureurs : l'OPA du candidat Mitterand, politicien de métier, sur le PS; la carrière du nouveau président depuis 1945, à droite dans son département, à gauche au Parlement; et qui était donc ce ministre de l'Intérieur, pendant la guerre d'Algérie, qui fit guillotiner les prisonniers politiques... Quel curieux socialiste! Pour un politicien habile un parti est comme un train qu'on peut prendre en marche, pourvu qu'il aille dans le bon sens, c'est-à-dire au pouvoir. Et puis, ce soir-là, il y eût un énorme orage comme un avertissement du ciel! Ma prophétie personnelle était loin du compte : je n'imaginais pas que le cirque socialiste se transformerait en une vaste parodie régalienne avec Roi, courtisans et sujets, politique de prestige, flagorneries extrêmes. Mais la peine de mort ?... Oui, la peine de mort abolie... quand même! En écrivant ces lignes, je trouve ce constat : "En définitive, ni par son origine sociale et professionnelle, ni par son comportement politique, l'élite, rose, qui a occupé le pouvoir pendant dix ans, ne s'est différenciée de celle qui l'a précédée. Plus soucieuse de s'intégrer à la classe dominante que de la combattre, de se couler dans le moule d'un pouvoir autocratique que d'en modifier les règles du jeu, de fermer la porte derrière elle que de la laisser entrebâillé aux milieux populaires, elle aura peu contribué à dénouer les rigidités de la société française, où la démocratie reste le gouvernement de
tous, par et pour quelques-uns.(...) Pour la Droite qui s'apprête à revenir aux affaires, c'est l'occasion de tenter d'extirper de la conscience collective jusqu'à l'idée même du changement social et d'une alternative à la norme politique dominante en Occident. Il reviendra à d'autres de reprendre demain les valeurs de la gauche et de se demander pourquoi ils ont été si peu nombreux à résister." (Christian De Brie, Le Monde Diplomatique, Février 93)En 68, donc, je ressortis ma vieille guitare pour faire des chansons. En route vers Prague, deux mois après, je rencontrais des chars russes à
Bratislava : le socialisme à visage humain et le Printemps de Prague avaient vécu. Quelques illusions aussi. A la fin de l'été 68 je retournais en Algérie. Huit ans après ma guerre j'éprouvais, en débarquant à Alger, l'émotion que doit ressentir un émigré qui revient au pays...Mai 68, la Tchécoslovaquie, l'Algérie retrouvée, que faut-il de plus pour avoir envie d'écrire et de chanter ses chansons...
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