lundi 10 novembre 2008

Ô vous mes Frères humains

Zoîa Kosmodemianskaîa
Le corps de cette fille était pour moi un miroir. La corde s’était cassée où on l’avait coupée, et elle gisait dans la neige du jardin des Syndicats, la nuque brisée, les lèvres gonflées, un sein dénudé rongé par les chiens ; Ses cheveux rêches formaient une crête de méduse autour de sa tête et elle me semblait fabuleusement belle, habitant la mort comme une idole, Notre Dame-des-Neiges. Les Bienveillantes p 263
Aujourd’hui sera décerné le Prix Goncourt 2008. J’ai trop de retard dans mes lectures pour m’arrêter aux futilités des joutes littéraires de fin d’année. Je lis donc rarement les prix littéraires et les offre encore moins.
Il y a deux ans maintenant, la sortie du roman de Jonathan Littel «Les Bienveillantes » a suscité bien des émotions et de controverses auxquelles je n’ai pas échappées. J’ai lu ce livre avant qu’il ne « décroche » le Prix Goncourt et le Grand Prix de l’Académie Française 2006.
Je l’ai lu peut-être pour de mauvaises raisons : « une fascination récurrente pour la barbarie » comme l’a écrit l’historien Denis Peschanski, ou « un regain d’intérêt pour les livres consacrés aux criminels nazis, » selon Bernard le Gendre, qui y voit « une volonté de comprendre ce qui se passe dans le cerveau d’un criminel de guerre. » Il date ce regain d’intérêt de janvier 2005, période lors de laquelle est sorti le film La Chute. Il décèle dans le succès des Bienveillantes et les ouvrages de la même veine une interrogation nouvelle, « ontologique », sur le mécanisme d’adhésion à la barbarie, sur la fascination qu’exerçait Hitler et sur le passage à l’acte.
Le journaliste Philippe Lançon explique quant à lui dans un article polémique le succès des Bienveillantes par le fait que l’auteur donne au public ce qu’il souhaite avoir. Il se demande « quels sont les endroits les plus communs de la foule flattés par ce livre, en quoi cette foule est-elle inculte sur le sujet traité, quel appétit populaire rassasie-t-on avec l’histoire de ce SS (…) ». Selon lui, « la foule a faim. Pour 25 euros, le buffet aux horreurs lui est ouvert. Comme au Club Méditerranée, il est illimité. Désormais, comprendre c’est manger. »
Chacun est en droit d’écrire ce que bon lui semble et la polémique n’est pas prête de prendre fin. Ce que je puis seulement en dire c’est que durant toute ma lecture le frisson le long de mon épine dorsale fut un frisson d’effroi, d’horreur et de dégoût. Une lecture qui m’a hantée longtemps et me hante encore. Une lecture qui m’a empêchée de lire tout autre livre durant plusieurs mois. Récemment l’édition de poche de que je considère comme un très grand roman est sortie en librairie. Je n’ai pu m’empêcher, certainement pour les mauvaises raisons énumérées ci-dessus, de le relire. Et toujours avec ce même constat d’échec et de dégoût.
«Frères humains,….» me renvoie, comme un écho sordide, au poignant témoignage d’Albert Cohen « Ô vous, mes frères humains » qui narre un acte antisémite vécue par l’auteur en 1905 lorsqu’il avait dix ans.
«Frères humain, laissez-moi vous raconter comment çà s’est passé.» démarre quant à lui un «conte» effroyable et barbare ponctué par une série de danses (plus macabres les unes que les autres) comme celles de Bach dans sa Partita n°4 en ré majeur.
Dans l’Antiquité Grecque Les Bienveillantes étaient des créatures terrifiantes de la mythologie : Mégère, Alecto et Tisiphone, cette dernière déesse vengeresse chargée de persécuter les hommes coupables de crimes.
La photo de la poétesse et partisane russe pendue par les nazis fut l’un des déclencheurs de l’écriture de ce « roman ».
L’auteur aurait pu prendre des exemples plus récents vécus de près par lui-même au Congo, au Rwanda, en Tchétchénie où il a travaillé dans l’humanitaire. Il a choisi l’un des plus terribles génocides pour lui accorder une dimension universelle et prendre un cas de figure où le lecteur ne pourra pas se défausser sous une faux prétexte. « Il fallait ancrer ce récit chez des gens comme nous pour empêcher le lecteur de prendre de la distance.»
Pour ce faire, Jonathan Litell déclare avoir travaillé cinq ans en recherche documentaires dont on trouve dans les quelques deux cents ouvrages consultés la somme de Raul Hilberg La Destruction des Juifs d’Europe. Il s’est également plongé près de deux années durant dans les archives écrites, sonores ou filmées de la Seconde Guerre mondiale et du génocide, les actes des procès…
Le résultat donne un livre aussi remarquable d’érudition et d’intelligence qu’insupportable par l’ampleur et l’abjection de son sujet. Un livre qui ne vous épargne de la première à la dernière ligne. On ne s’habitue jamais à l’ignominie, la nausée nous prend aux tripes et ne vous lâche plus. Et cette ignominie d’hier, nous renvoie immanquablement à celles d’aujourd’hui avec le même constat d’échec sur l’humanité des hommes. « Ce livre vous prend à la gorge, à la tête, aux tripes, son écriture vous emporte comme une houle énorme, menaçante, troublante. Les monceaux d'affamés crevant sur les routes, les filles éventrées, les salopards vides d'humanité... et tout vous remonte comme un déglutis venu du fond de la panse infernale de l’humanité. »
Ce garçon de trente neuf ans nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché.Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre illusion de ce que constitue l'humain. L'auteur des Bienveillantes balaie le grand fleuve humain comme un ruisselet d'immondices avec, comme exemple parmi cet étalage de barbarie humaine, d’un côté les SS des Einsatzgruppen et de l’autre les humains poussés à la fosse putride avec comme preuve de compassion celle d'entrer dans le sang et la merde jusqu'aux genoux pour donner le coup de grâce à une fillette.
"…une fillette d’environ quatre ans vint doucement me prendre la main. Je tentais de me dégager, mais elle s’agrippait. Devant-nous on fusillait les juifs « Gdje mama ? » je demandais à la fille en ukrainien. Elle pointa le doigt vers la tranchée (…) je la soulevais et la tendis à un Waffen-SS : « Sois gentil avec elle », lui dis-je assez stupidement. (…) celui-ci descendit dans la fosse avec la fillette dans les bras et je me détournais abruptement." P163
Maximilien Aue, le narrateur, serait-il un monstre ordinaire ? Pas tout à fait, car Maximilien Aue, homme distingué, ancien élève de Janson-de-Sailly et de Sciences-Po, docteur en droit, mélomane qui souffre de n'avoir pas appris à jouer du piano, lecteur de Blanchot, Stendhal, Flaubert, ami de Brasillach et de Rebatet, fils d'un père allemand qui a fait la première guerre en bourreau animal, et d'une mère française remariée qu'il hait, Maximilien Aue donc prend ses distances, accompagne en homme cultivé d'objections «réalistes» la démence de la Solution finale qu’il exécute par ordre et par conviction, lit Lermontov, visite les lieux où le poète se fit tuer en duel. Un homme qui au demeurant aurait pu être au lieu d’un bourreau un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire, alors qu’il se révèle l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Jonathan Littel reconnaît que Max Aue est un nazi hors norme, peu réaliste et pas forcément crédible. Mais selon lui, « un nazi sociologiquement crédible n’aurait jamais pu s’exprimer comme (son) narrateur ». Pour lui, « Max Aue est un rayon X qui balaye, un scanner. (…) Il avoue ne pas rechercher la vraisemblance mais la vérité ». Or « la vérité romanesque est d’un autre ordre que la réalité historique ou sociologique ».
« Je suis coupable, vous ne l’êtes pas c’est bien. Mais vous devriez aussi vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi. (…) Si vous êtes né dans un pays ou à une époque, où non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais où personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en Paix. » P 37 «L'inhumain, excusez-moi, ça n'existe pas, il n'y a que l'humain et encore l'humain.»
Je pense au Rwanda. Je pense a la Bosnie, à Sebrenitsa. Je pense au Congo. Je pense à demain.
Je pleure sur nous Ô mes frères humains.
Les Bienveillantes ; Jonathan Littell ; 1400 pages, Folio 4685.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Sur le génocide Rwandais je recommande la lecture de l'enquête journalistique de Patrick de saint-Exupéry (un ancien du figaro): l'inavouable.http://www.arenes.fr/spip.php?article208
et celle de Jean hatzfeld (un ancien de libération): une saison de machettehttp://www.arenes.fr/spip.php?article208