dimanche 11 janvier 2009

Mon ami. 1/2

Se connaître à peine et s’aimer déjà. En près de vingt cinq ans nous ne nous sommes jamais vus qu’en un seul et même endroit. Celui ou nous travaillions. Jamais ailleurs. Moi à mon poste de travail et lui, comme tant d’autres était venu de loin pour y faire le ménage et vider ma poubelle. Rien de bien extraordinaire en sorte. Mais comme nous étions amenés à nous fréquenter aussi souvent que possible sous les néons, nos regards se sont souris et nos mains ont fini par se serrer.
Originaire d’un pays de culture orale et par essence l’homme étant doué de parole, nous avons donc communiqué. Mon ami est timide et réservé Au début, c’est entendu, bien des banalités furent échangées. Respectueux aussi. Trop peut-être. Question de culture. Puis un matin a commencé le voyage. Un voyage extraordinaire comme les Mille et une nuits sans sextant de poche, ni carte, ni boussole. Sous les néons, doucement, j’ai pris pied sur les rives du fleuve Niger à écouter le clapot de l’eau et les mille bruits de la nature comme un nouveau Mungo Park.
Mon ami ne sait ni lire ni écrire le français, et c’est entouré de milliers de livres dont il nettoyait les étagères qu’il fut en quelque sorte mon griot. Et j’écoutais ce sage raconter son là-bas le pays, le village, sa maman, sa famille, ses amis, son cheval avec ses beaux mots chargés de soleil et de poésie. Avec sa langue il faisait défiler tous les plus beaux paysages du Mali que je pouvais admirer dans la prunelle de ses yeux. J’y voyais la beauté, la luxuriance et parfois l’âpreté de la terre tant aimée, la sécheresse et ce puits, dont nous parlions souvent, qu’il a rêvé longtemps avant d’enfin le construire sou après sou. Songez un peu en prenant un bain combien il lui a fallu de sacrifice et de poubelles vidées pour que naisse ce puits dans un petit village du Mali ? Sa maman fut la première à bénéficier de l’eau courante. Le jour où il m’apprit la nouvelle, l’émotion nous a gagné tous les deux.
Il y a deux ans j’avais préparé une sélection discographique et un dossier sur les cinquante ans de la Soul et des labels Stax et Motown. Mon fils m’avait dégotté quelques pépites musicales en réédition ainsi que des illustrations de pochettes d’albums originaux. En voyant les photos toute la jeunesse de mon ami lui est remontée à la figure comme une bouffée de chaleur. Il avait eu tous les vinyles présentés et bien des dizaines d’autres encore, ainsi que la collection complète des disques de James Brown. Une sacrée mine d’or rangée dans une immense valise, prêtée un jour à je ne sais qui et qui n’est jamais revenue de voyage. Faut dire aussi, une valise. C’était prédestiné. Mais bon. Alors il me parla d’ici, quand il était jeune homme avec ses potes en coiffure afro et costard à pantalons pat’déph à écumer les boîtes au rythme de la Soul. I feel good ! La classe, man ! Ouais, la classe ! Et mon ami en riait la paume sur son front chauve car depuis bien sûr il y avait eu la femme et les enfants, l’éducation, le mélange des cultures, sa vie déchirée en deux et l’attente, cette longue et interminable attente du retour enfin au pays. Et puis les jambes rétives à force de les trainer sur les sols à pousser la machine à cirer, les reins cassées à vider les poubelles, les kilomètres d’un site à l’autre lors de gros déménagements, lui, toujours disponible donc toujours sollicité avec dans sa besace, en remontant son col par grand froid, les souvenirs tenaces d’une jeunesse perdue et d’une vie passée loin du Mali. Il faut manger ! dit-il. Il sait de quoi il parle avec neuf bouches à nourrir. Il faut être respectueux ! dit toujours mon ami. Et toujours mon ami a fait ce qu’on lui a demandé pour éviter bien des déboires aux siens. Bien éduquer ses enfants aussi, dans le respect du pays d’accueil et le respect des traditions familiales. Mais les enfants sont d’ici. Pour eux le Mali c’est loin. Un pays aussi inconnu que sa langue le Bambara. Pour l’heure leur vie est en France, pays qui les a vus naitre et grandir, avec son lot d’habitude, d'amitiés et d'amours. Alors dans les regrets et la solitude de mon ami je tente de le rassurer. Je lui dis qu’avec le temps ses enfants finiront bien par renouer avec leurs racines! Déjà ses ainés sont allés au Mali connaître leur grand-mère. De magnifiques retrouvailles qui les ont transformés. Je veux bien le croire. Alors pour quoi les autres ne finirait-ils pas par faire de même ? Inch'allah ! Répond mon ami.
Et puis ce qui pèse aussi, ce sont les copains de jeunesse partis. Ces déracinés du même bateau vers « Bako » nom bambara qui signifie "l'autre rive", comme le film éponyme de la fin des années 70, ce bouleversant voyage vers la lumière qui se transforme en voyage au bout de la nuit. Bako-la France, Bako-Pigalle, Bako-Belleville et Bako-la morgue. Mon ami et moi l’avons vu en son temps et nous en parlons de temps à autre comme une référence. Les amis sont partis, donc. Qu’importe comment. Ils ne sont plus. C’est la vie ! dit mon ami. Et quand en poussant sa bécane pour lustrer le linoléum de la bibliothèque nous écoutons du James Brown, cette musique finissait toujours par lui tirer malgré lui des larmes en souvenir des temps anciens et des Bako sur l’autre rive maintenant éternelle. Un jour il a eu cette extrême gentillesse d’apporter avec lui un album de photos que nous avons feuilleté ensemble. Présentés avec une grande pudeur par mon ami, ces déracinés étaient passés me dire bonjour. Je leur en serais éternellement reconnaissant.
Mon ami va partir lui aussi. Le temps de régler ses affaires et les dernières formalités avant de prendre l’avion sans force ni contrainte.
Vendredi dernier il à réunis quelques amis pour un pot d’adieu. J’ai été très touché que pour l’occasion viennent pratiquement tous ses enfants et petits-enfants. Sa fille ainée a lu un petit mot puis il a essayé de nous dire avec sa poésie à lui tout le bien qu’il pensait de nous. Tout le bien qu’il pensait de cette terre d’accueil sur laquelle il a passé plus de quarante ans de sa vie. Mais les mots passaient mal, se sont voilés dans sa bouche devenue amère et son regard s’est noyé de larmes.
Un proverbe malien dit « Quand un griot meurt, c’est une bibliothèque qui part en flammes ».
Mon ami s’en va. Mon griot part au pays des griots. Me reste son amitié et sa photo. Peut-être qu’un jour j’irais moi aussi sur les rives du fleuve Mali rendre visite à mon ami.
Qui sait. Inch'allah !

Copyright Papou 2009

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel beau texte ...
Décidemment vous lire est un plaisir ....
J'espére de tout coeur que vous partirez un jour et que votre ami vous fera découvrir son pays....

sophie (des grigris)

KARAVAN PAPOU a dit…

Merci Sophie. Vos grigris me vont droit au coeur. PAPOU