L'ascension sociale de mon père me permet de faire mes humanités. Il en éprouve sans doute plus de fierté que moi, qui ne réalise que bien plus tard - à l'époque où je me confronte au monde ouvrier - quelle chance c'est d'avoir un bagage. D'être instruit. D'avoir en poche quelques armes culturelles, la tête bien faite.
Mon père est un autodidacte. On le mit sur le tas à douze ans, après le Certificat. La jeunesse de mon père est un roman de Zola. Sa mère, ouvrière chez Coty à Suresnes, prit ses trois mômes sous son bras et planta là son mari, pour cause d'enfer alcoolique. C'était la Belle Epoque de l'Absinthe. Mon père devint ainsi chef de famille à quinze ans. De 45 à 51 ou 52, il est élu député d'un département où l'a parachuté une grande formation politique. C'est un orateur de talent : il fait vibrer les foules des réunions électorales et réduit ses contradicteurs au silence. Je suis, debout sur ma chaise, un de ses fidèles supporters. Il abandonne la politique quand les alliances qu'on lui propose lui semblent trop puantes. J'ai une grande admiration pour la manière dont il a mené sa vie; pour ses prises de position; pour ses luttes; pour sa dignité, son dévouement; pour la façon dont il s'est élevé tout seul, sans renier quelques idées fortes auxquelles il croit, jusqu'à renoncer à une carrière. Et une grande tendresse aussi. Pendant l'Occupation, les écoles Primaires manquent d'instituteurs. C'est ma mère qui m'apprend à lire assez tôt, vers quatre ou cinq ans, selon la vieille méthode éprouvée. Je lis en quelques mois.
La lecture restera ma passion. Plus tard, je fais connaissance avec l'Ecole Primaire où, pour la première fois, je suis confronté à toutes sortes de gamins de tous les milieux : j'en garde un souvenir de violence et de vulgarité, comme plus tard à l'armée. J'ai tendance à comprendre assez vite, et à trouver qu'on pourrait avaler le programme de deux ans en trois trimestres... Pour cette raison je m'installe confortablement dans une honorable moyenne, à égale distance du vedettariat des premiers et de la honte des cancres du classement. J'ai la paix... Le latin, le grec, les langues vivantes, la physique et la chimie, l'histoire et la géographie sont l'ordinaire de ma scolarité, comme celui de tous les fils de bourgeois de l'époque. Ma préférence va à la rédaction d'abord, puis à la dissertation. Je suis moins attiré par les sciences. Les matières artistiques comme le dessin ou la musique me passionnent. Matières, hélas, déjà complètement sacrifiées par l'Enseignement... Me ressouvenant de ces années, je crois que je devins assez bon dans les matières où les profs l'étaient. J'en eus quelques-uns d'excellents. De l'importance de la qualité de l'enseignement et des enseignants...Rencontrant de bons profs de math ou de physique, j'aurais pu faire un ingénieur passable. Les sujets scientifiques me passionnent. Plus tard, je fis un technicien acceptable, quoique nonchalant. En première, dans un lycée à Paris, me vient l'idée saugrenue que l'enseignement est une chose bien fade, sans intérêt, qu'il faut envoyer tout ça aux orties pour se colleter avec la vraie vie. Mes parents en sont tristes, mais respectent mon choix. Ainsi, en septembre 54, je deviens ouvrier chez Renault. Mon père, après ses députations, y est retourné aussi ! Mais cette fois à la Direction Générale, chargé des relations avec les parlements... (en 36, il y était ouvrier tourneur...).
C'est insolite et original de travailler en usine et d'avoir fait du grec et du latin. Les prolos et fils de prolos n'y comprennent pas grand-chose : qu'est ce que je fous là ? C'est difficile de leur répondre : comment leur expliquer que je veux vivre autre chose, à eux pour qui lycées et universités sont un monde inaccessible. Assez vite je me rends compte qu'on ne se prolétarise pas comme ça, et que la culture, l'enseignement reçus, font une sacrée différence dans l'appréhension du quotidien. Chez des copains de travail intelligents, mais dont les qualités resteront toujours en friche, je découvre l'injustice fondamentale de la naissance, pérennisée par la société. L'usine c'est bien joli, mais ça abrutit vite... On cherche à compenser, naturellement, dans les temps libres. J'habite dans le onzième, à Paris, et je rencontre une bande de mon âge lassée du ronron dogmatique des Mouvements de Jeunesse. Avec eux, issus d'horizons divers – jeunes communistes, scouts de France, inorganisés, orphelins juifs en rupture de ban - on fonde une bande informelle qui se transforme vite en troupe de théâtre-amateur : La Roulotte.
Mime, danses folkloriques, marionnettes, chant, théâtre, deviennent l'essentiel de tous nos loisirs. Notre public, nos publics, seront généralement des défavorisés : enfants délinquants, prisonniers, malades dans les hôpitaux, sans doute parce que certains d'entre nous gardent des attaches avec leurs activités antérieures. Je deviens ainsi comédien et chanteur. Je compose mes premières chansons, façon folklo. J'imite Félix Leclerc, le premier avec Stéphane Goldman à chanter avec une guitare. Pendant les vacances d'été on s'organise des voyages en Europe dans un vieux car poussif. On joue la comédie et on chante partout où ça nous chante. C'est la belle vie. Et, ma foi, je me vois bien devenir professionnel... Mais l'Histoire en décide autrement.
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