Au commencement était Alice, une petite
brunette aux cheveux coupés court pour laquelle le révérend Dodgson,
alias Lewis Carroll, avait une affection particulière, la qualifiant,
dans son journal, d'« absolument fascinante ». Charles Dodgson,
qui a étudié au collège de Christ Church à l'université d'Oxford, y est
devenu professeur de mathématiques. C'est en 1856 qu'il fait la
connaissance d'Alice, alors âgée de 4 ans. Elle est une des filles du
doyen du collège, Henry Liddell. Le 4 juillet 1862, il l'invite, en
compagnie de ses deux soeurs, à faire un tour en barque sur la rivière
qui traverse Oxford et, pour les amuser, improvise une histoire pleine
de péripéties féeriques. « J'avais, pour commencer, expédié mon
héroïne au fond du terrier d'un lapin, sans avoir la moindre idée de ce
qui se passerait ensuite », écrira-t-il des années plus tard. Pour
plaire à sa préférée, il nomme son héroïne Alice et, à la demande
insistante de l'heureuse élue, accepte de mettre sur le papier le conte
qu'il vient d'imaginer. Il rédige ainsi une première version, et
quelques mois plus tard, offre à Alice Liddell un manuscrit calligraphié
et illustré de sa main, intitulé Les Aventures d'Alice sous terre.
Et c'est finalement un livre augmenté et remanié, illustré par un
caricaturiste de renom, John Tenniel, qui paraît, il y a tout juste cent
cinquante ans, en 1865, signé Lewis Carroll et intitulé Les Aventures d'Alice au pays des merveilles. Six ans plus tard viendra la suite, De l'autre côté du miroir, formant ainsi un diptyque dont le monde entier connaît les épisodes et les personnages.
Au commencement, Alice, c'est donc Alice Liddell. Au fur et à mesure que Carroll invente son personnage, il le « lie consciemment à l'enfant qui est là devant lui et qui l'écoute avidement »,
écrit Jean-Jacques Mayoux dans sa préface à l'édition
Garnier-Flammarion. Sans doute lui donne-t-il certains traits du
caractère de cette « enfant de ses rêves », des expressions, des
manières de réagir, mais le personnage, bien entendu, s'émancipe,
devient une Alice de fiction, imaginée par son créateur qui se garde de
la décrire physiquement. Et quand vient le moment de briefer John
Tenniel, le premier illustrateur invité à donner un visage à l'héroïne
du conte, ce ne sont pas des portraits de la petite Liddell que Lewis
Carroll lui confie, mais des images d'autres fillettes qu'il puise dans
sa vaste collection de photographies peu à peu constituée : des petites
blondes aux cheveux longs, plus conformes aux stéréotypes de l'époque. «
Il souhaitait qu'Alice ait l'air bien élevée, polie, dans le moule, une
petite fille modèle de la bourgeoisie, un peu diaphane et d'apparence
candide », imagine l'illustrateur Benjamin Lacombe.
Ses habits, jolies robes, souliers de luxe, trahissent son milieu d'origine. Alice appartient à la classe supérieure. « Des indices dans le texte le montrent clairement, remarque Lawrence Gasquet, professeur de littérature britannique à l'université Jean-Moulin-Lyon 3, et spécialiste de Carroll. Au
cours de l'épisode de "la mare de larmes", par exemple, Alice passe en
revue les petites filles qu'elle connaît pour savoir si elle ne serait
pas devenue l'une d'entre elles. Se serait-elle changée en Mabel ? Cette
idée l'horrifie car celle-ci habite une "maisonnette exigüe" et n'a
"presque pas de jouets." » Alice a ainsi conscience de la supériorité de sa classe, elle peut parfois être snob, et même « un peu pimbêche », aux yeux de l'illustratrice Rébecca Dautremer qui, depuis l'enfance, se sent mal à l'aise avec Alice, « une petite bonne femme prétentieuse et raisonneuse qui n'aspire qu'à devenir la reine du bal ».
En apparence bien élevée, lisse et naïve, Alice serait-elle une
méchante fille, arrogante et manipulatrice ? Insolente, sûrement. Et
courageuse, si l'on veut bien considérer que ses aventures consistent
pour l'essentiel en une rafale de confrontations avec des créatures
aussi extravagantes que féroces, pour la plupart figures d'un monde
adulte sans queue ni tête, dont le seul objectif est de lui clouer le
bec et de la mettre au pas. Comment s'étonner alors qu'elle utilise
toutes les armes à sa disposition, demande Philippe Forest, écrivain et
professeur de littérature : « Alice au pays des merveilles est
l'histoire d'une petite fille jetée dans un monde d'une grande cruauté
dont elle essaie de triompher, déployant toutes les ressources de son
intelligence. Elle est certes raisonneuse, mais elle joue sa survie. La
première version de ses aventures avait pour titre Alice sous terre, c'est bien d'une descente aux enfers qu'il s'agit. »
Cet enfer, Rébecca Dautremer le voit peuplé de vieux fous, d'une
chenille à moitié droguée, d'un chat dont on ne voit que les dents,
gouverné par une reine hystérique, un roi soumis et des valets
terrorisés Inventée par un homme d'une trentaine d'années, Alice a l'insolence
de l'enfance, elle s'oppose au monde adulte qui maîtrise le langage, le
verrouille et le cadenasse pour en faire l'instrument de sa domination. «
Alice apprend à répondre, à rétorquer, à devenir grande en manipulant
le langage, seule face à des créatures qui ne cessent de lui dire
qu'elle n'emploie pas les bons mots, qu'elle ne sait pas ce qu'elle dit, explique Lawrence Gasquet. Lewis
Carroll est un précurseur, il met le doigt sur les ressorts du langage,
il en saisit le potentiel de subversion, il montre, avec humour,
combien les mots, riches de mille significations, peuvent nous échapper.
» Au début du conte, Alice se laisse faire, elle est impressionnée,
mais elle comprend peu à peu combien ses interlocuteurs adultes jouent
avec les mots pour soutenir des positions en fait arbitraires. Elle
réalise que le langage instaure une relation de pouvoir, qui conforte la
loi du plus fort. Elle se rebelle, jusqu'à mettre fin au rêve dans
lequel elle s'était engagée : elle retrouve sa taille et reprend sa
place dans le monde. « Alice se révolte en jetant à la face des
adultes : il n'y a pas un sens, mais une multiplicité de sens, donc rien
n'est impossible, puisque tout est possible », remarque Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville, à Paris, qui prépare un spectacle destiné aux enfants, Alice et autres merveilles. Alice, figure de la rébellion ? C'est ainsi que la verront les
surréalistes, Breton et Aragon en particulier : icône de la révolte, de
la poésie, de l'esprit d'enfance. Lewis Carroll est « un maître d'école buissonnière »,
écrira André Breton. Le créateur d'Alice donne raison aux enfants
contre les adultes, et d'une certaine manière, assez ambiguë, « leur enseigne à ne pas grandir, souligne Philippe Forest. L'Alice de Carroll comme le Peter Pan
de Barrie sont des oeuvres écrites par des adultes qui ont vécu le fait
de grandir comme une disgrâce. Ils tentent de renouer avec l'enfance
qu'ils ont perdue en inventant ces figures légendaires. » Lewis
Carroll, poursuit Emmanuel Demarcy-Mota, voulait effacer les frontières
entre son monde et celui de la petite fille qu'il aimait, « il
raconte une histoire à cette enfant en lui proposant d'en être la
cocréatrice, cette histoire étant appelée à établir le lien entre leurs
deux mondes ».
“Alice est indissociable de l’imaginaire romantique”
Mathématicien, poète, photographe, Lewis Carroll est resté toute sa
vie célibataire. Bègue et gaucher, il était mal à l'aise en compagnie
des adultes, mais son bégaiement cessait dès qu'il s'adressait aux
enfants, aux petites filles en particulier. « Elles sont les trois quarts de ma vie », dira-t-il un jour. Dans certaines de ses photos, comme par exemple ce portrait d'Alice Liddell en « petite mendiante »,
robe déchirée, épaule et poitrine en partie dénudées, tout comme dans
le texte de ses contes, à la dimension érotique sous-jacente — cette
relation de prédation à laquelle Alice est confrontée —, Lewis Carroll
laisse affleurer une attirance pour les très jeunes filles qui pourrait
lui valoir aujourd'hui d'être soupçonné de pédophilie. En deuil de
l'enfance, est-ce lui qui parle à travers Alice ? Change-t-il d'âge et
de sexe pour tenir un discours hostile au monde adulte dans lequel il
étouffe ? « Sans doute, répond Philippe Forest. Il ne faut pas
être dupe de ce tour de passe-passe littéraire. Nous finissons par ne
plus voir l'enfance qu'à travers les représentations qu'en ont données
des écrivains comme Carroll. Mais que sait-on de l'enfance ? Alice est
indissociable de l'imaginaire romantique. Une sorte d'idéal qui mêle
l'enfant, la femme, le peuple, le bon sauvage dont le mythe naît avec
les Lumières et s'épanouit avec Chateaubriand. Cet imaginaire est encore
prégnant aujourd'hui, il prend même une nouvelle vigueur à travers le
culte que nous vouons à l'enfance et à la jeunesse. » Cent cinquante
ans après sa naissance, Alice continue d'intriguer. Qui est-elle ? Que
représentent ses tribulations dans le terrier du lapin ? Lewis Carroll a
disparu depuis longtemps, mais son personnage se moque de la mort.
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