lundi 21 décembre 2015

Au commencement était Alice....


            Illustration de Benjamin Lacombe

Au commencement était Alice, une petite brunette aux cheveux coupés court pour laquelle le révérend Dodgson, alias Lewis Carroll, avait une affection particulière, la qualifiant, dans son journal, d'« absolument fascinante ». Charles Dodgson, qui a étudié au collège de Christ Church à l'université d'Oxford, y est devenu professeur de mathématiques. C'est en 1856 qu'il fait la connaissance d'Alice, alors âgée de 4 ans. Elle est une des filles du doyen du collège, Henry Liddell. Le 4 juillet 1862, il l'invite, en compagnie de ses deux soeurs, à faire un tour en barque sur la rivière qui traverse Oxford et, pour les amuser, improvise une histoire pleine de péripéties féeriques. « J'avais, pour commencer, ­expédié mon héroïne au fond du terrier d'un lapin, sans avoir la moindre idée de ce qui se passerait ensuite », écrira-t-il des années plus tard. Pour plaire à sa préférée, il nomme son ­héroïne Alice et, à la demande insistante de l'heureuse élue, accepte de mettre sur le papier le conte qu'il vient d'imaginer. Il rédige ainsi une première version, et quelques mois plus tard, offre à Alice Liddell un manuscrit calligraphié et illustré de sa main, intitulé Les Aventures d'Alice sous terre. Et c'est finalement un livre augmenté et remanié, illustré par un caricaturiste de renom, John Tenniel, qui paraît, il y a tout juste cent cinquante ans, en 1865, signé Lewis Carroll et intitulé Les Aventures d'Alice au pays des merveilles. Six ans plus tard viendra la suite, De l'autre côté du miroir, formant ainsi un diptyque dont le monde entier connaît les épisodes et les personnages.

Au commencement, Alice, c'est donc Alice Liddell. Au fur et à mesure que Carroll invente son personnage, il le « lie consciemment à l'enfant qui est là devant lui et qui l'écoute avidement », écrit Jean-Jacques Mayoux dans sa préface à l'édition Garnier-Flammarion. Sans doute lui donne-t-il certains traits du caractère de cette « enfant de ses rêves », des expressions, des manières de réagir, mais le personnage, bien entendu, s'émancipe, devient une Alice de fiction, imaginée par son créateur qui se garde de la décrire physiquement. Et quand vient le moment de briefer John Tenniel, le premier illustrateur invité à donner un visage à l'héroïne du conte, ce ne sont pas des portraits de la petite Liddell que Lewis Carroll lui confie, mais des images d'autres fillettes qu'il puise dans sa vaste collection de photographies peu à peu constituée : des petites blondes aux cheveux longs, plus conformes aux stéréotypes de l'époque. « Il souhaitait qu'Alice ait l'air bien élevée, polie, dans le moule, une petite fille modèle de la bourgeoisie, un peu diaphane et d'apparence candide », imagine l'illustrateur Benjamin Lacombe.




Ses habits, jolies robes, souliers de luxe, trahissent son milieu d'origine. Alice appartient à la classe supérieure. « Des indices dans le texte le montrent clairement, remarque Lawrence Gasquet, professeur de littérature britannique à l'université Jean-Moulin-Lyon 3, et spécialiste de Carroll. Au cours de l'épisode de "la mare de larmes", par exemple, Alice passe en revue les petites filles qu'elle connaît pour savoir si elle ne serait pas devenue l'une d'entre elles. Se serait-elle changée en Mabel ? Cette idée l'horrifie car celle-ci habite une "maisonnette exigüe" et n'a "presque pas de jouets." » Alice a ainsi conscience de la supériorité de sa classe, elle peut parfois être snob, et même « un peu pimbêche », aux yeux de l'illustratrice Rébecca Dautremer qui, depuis l'enfance, se sent mal à l'aise avec Alice, « une petite bonne femme prétentieuse et raisonneuse qui n'aspire qu'à devenir la reine du bal ».


En apparence bien élevée, lisse et naïve, Alice serait-elle une méchante fille, arrogante et manipulatrice ? Insolente, sûrement. Et courageuse, si l'on veut bien considérer que ses aventures consistent pour l'essentiel en une rafale de confrontations avec des créatures aussi extravagantes que féroces, pour la plupart figures d'un monde adulte sans queue ni tête, dont le seul objectif est de lui clouer le bec et de la mettre au pas. Comment s'étonner alors qu'elle utilise toutes les armes à sa disposition, demande Philippe Forest, écrivain et professeur de littérature : « Alice au pays des merveilles est l'histoire d'une petite fille jetée dans un monde d'une grande cruauté dont elle essaie de triompher, déployant toutes les ressources de son intelligence. Elle est certes raisonneuse, mais elle joue sa survie. La première version de ses aventures avait pour titre Alice sous terre, c'est bien d'une descente aux enfers qu'il s'agit. » Cet enfer, Rébecca Dautremer le voit peuplé de vieux fous, d'une chenille à moitié droguée, d'un chat dont on ne voit que les dents, gouverné par une reine hystérique, un roi soumis et des valets terrorisés
Inventée par un homme d'une trentaine d'années, Alice a l'insolence de l'enfance, elle s'oppose au monde adulte qui maîtrise le langage, le verrouille et le cadenasse pour en faire l'instrument de sa domination. « Alice apprend à répon­dre, à rétorquer, à devenir grande en manipulant le langage, seule face à des créatures qui ne cessent de lui dire qu'elle n'emploie pas les bons mots, qu'elle ne sait pas ce qu'elle dit, expli­que Lawrence Gasquet. Lewis Carroll est un précurseur, il met le doigt sur les ressorts du langage, il en saisit le potentiel de subversion, il montre, avec humour, combien les mots, riches de mille significations, peuvent nous échapper. » Au début du conte, Alice se laisse faire, elle est impressionnée, mais elle comprend peu à peu combien ses interlocuteurs adultes jouent avec les mots pour soutenir des positions en fait arbitraires. Elle réalise que le langage instaure une relation de pouvoir, qui conforte la loi du plus fort. Elle se rebelle, jusqu'à mettre fin au rêve dans lequel elle s'était engagée : elle retrouve sa taille et reprend sa place dans le monde. « Alice se révolte en jetant à la face des adultes : il n'y a pas un sens, mais une multiplicité de sens, donc rien n'est impossible, puisque tout est possible », remarque Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville, à Paris, qui prépare un spectacle destiné aux enfants, Alice et autres merveilles.
Alice, figure de la rébellion ? C'est ainsi que la verront les surréalistes, Breton et Aragon en particulier : icône de la révolte, de la poésie, de l'esprit d'enfance. Lewis Carroll est « un maître d'école buissonnière », écrira André Breton. Le créateur d'Alice donne raison aux enfants contre les adultes, et d'une certaine manière, assez ambiguë, « leur enseigne à ne pas grandir, souligne Philippe Forest. L'Alice de Carroll comme le Peter Pan de Barrie sont des oeuvres écrites par des adultes qui ont vécu le fait de grandir comme une disgrâce. Ils tentent de renouer avec l'enfance qu'ils ont perdue en inventant ces figures légendaires. » Lewis Carroll, poursuit Emmanuel Demarcy-Mota, voulait effacer les frontières entre son monde et celui de la petite fille qu'il aimait, « il raconte une histoire à cette enfant en lui proposant d'en être la cocréatrice, cette histoire étant appelée à établir le lien entre leurs deux mondes ».

“Alice est indissociable de l’imaginaire romantique”

Mathématicien, poète, photographe, Lewis Carroll est resté toute sa vie célibataire. Bègue et gaucher, il était mal à l'aise en compagnie des adultes, mais son bégaiement cessait dès qu'il s'adressait aux enfants, aux petites filles en particulier. « Elles sont les trois quarts de ma vie », dira-t-il un jour. Dans certaines de ses photos, comme par exemple ce portrait d'Alice Liddell en « petite mendiante », robe déchirée, épaule et poitrine en partie dénudées, tout comme dans le texte de ses contes, à la dimension érotique sous-jacente — cette relation de prédation à laquelle Alice est confrontée —, Lewis Carroll laisse affleurer une attirance pour les très jeunes filles qui pourrait lui valoir aujourd'hui d'être soupçonné de pédophilie. En deuil de l'enfance, est-ce lui qui parle à travers Alice ? Change-t-il d'âge et de sexe pour tenir un discours hostile au monde adulte dans lequel il étouffe ? « Sans doute, répond Philippe Forest. Il ne faut pas être dupe de ce tour de passe-passe littéraire. Nous finissons par ne plus voir l'enfance qu'à travers les représentations qu'en ont données des écrivains comme Carroll. Mais que sait-on de l'enfance ? Alice est indissociable de l'imaginaire romantique. Une sorte d'idéal qui mêle l'enfant, la femme, le peuple, le bon sauvage dont le mythe naît avec les Lumières et s'épanouit avec Chateaubriand. Cet imaginaire est encore prégnant aujourd'hui, il prend même une nouvelle vigueur à travers le culte que nous vouons à l'enfance et à la jeunesse. » Cent cinquante ans après sa naissance, Alice continue d'intriguer. Qui est-elle ? Que représentent ses tribulations dans le terrier du lapin ? Lewis Carroll a disparu depuis longtemps, mais son personnage se moque de la mort.

Michel Abescat. Télérama

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