


«La presque totalité des Aventures d’Alice sous terre fut racontée lors de cet après-midi éclatant de lumière, tandis qu’une brume de chaleur frémissait sur les prés, là où notre groupe avait mis pied à terre pour s’abriter un moment, à l’ombre des meules, près de Godstow. Il me semble que les histoires qu’il nous raconta cet après-midi là furent meilleures qu’à l’accoutumée, car je me rappelle très distinctement cette expédition, et je me rappelle aussi que, le lendemain, je commençai à le harceler pour qu’il rédige l’histoire pour moi, chose que je n’avais encore jamais faite. C’est à cause de mes "et après ?, et après" et de mon insistance qu’après avoir dit qu’il y réfléchirait, il finit par me le promettre, mais avec hésitation il se lança dans la rédaction." Confiera Alice en 1932 à un magazine lors du centenaire de la naissance de Carroll.
Le soir même, Dodgson entame la rédaction d’Alice au pays des merveilles. Il écrit furieusement, toute la nuit durant, et note dans son journal : «Je l’ai fait pour une seule raison: combler l’enfant que j’aimais »
Il offrira à la fillette en cadeau pour son Noël un carnet soigneusement manuscrit et illustré.

Augmenté et désormais signé par un certain Lewis Carroll, ce texte va devenir en 1865 Alice au pays des Merveilles. Les images initiales, jugées inadéquates, ont alors laissé place aux dessins d'un dessinateur réputé, John Tenniel.

"L’amitié d’Alice et de Lewis Carroll naît six ans plus tôt, dans les jardins de Christ Church, une série d’espaces clos, séparés par des murs de pierre. Derrière chaque porte se cachent des massifs de fleurs exubérants et des pelouses parfaites. Alice Liddell avait l’habitude de regarder le jardin de la cathédrale par le trou d’une serrure depuis la résidence du doyen et dans le conte, elle n’arrive pas à pénétrer le jardin défendu. C’est Charles Dodgson qui lui ouvre la porte, un jour de printemps. Il vient prendre la cathédrale en photo avec son appareil flambant neuf. Les sœurs Liddell accourent, elles l’interrogent sur sa curieuse machine. Les présentations sont faites. Dans les années qui suivent, Dodgson devient l’un des meilleurs portraitistes anglais. Il prend de nombreux clichés d’Alice et lui raconte des histoires pendant les longues pauses nécessaires à l’impression argentique. Il photographiera d’autres petites filles – parfois dénudées et dans des poses sensuelles –, avec le consentement de leurs parents. A une époque puritaine où l’on célèbre l’innocence et la vertu par des images d’enfants nus, les clichés ne choquent pas. Entre deux séances de photos, le spécialiste de logique apprend les échecs à Alice, l’aide à attraper son chat Dinah bloqué dans le noisetier du jardin – le stupide matou aurait inspiré l’inquiétant Chat du Cheshire, dont le sourire demeure après sa disparition. Il l’emmène au tout nouveau musée d’Histoire naturelle d’Oxford qui inspire son bestiaire dans le conte. Dodgson, esprit conservateur et bigot, se passionne pour le non-sens, les inversions, les associations libres d’images – les surréalistes y verront un précurseur, Deleuze également. Il dessine ses bêtes mutantes avant de confier l’illustration du livre à John Tenniel. A l’entrée du musée, trône toujours un «dodo» que Charles et Alice ont admiré ensemble. Cette grosse dinde paresseuse – qui serait à l’origine de l’expression «faire dodo» – a définitivement disparu de l’île Maurice au XVIIe siècle. Dans Alice, c’est le dodo qui propose une course en rond à la façon des réunions politiques afin de sécher les animaux mouillés par une larme de la petite fille. Le dodo, c’est aussi Lewis Carroll. L’homme, qui a toujours bégayé, se présente en disant : «Je m’appelle Charles Do-do-Dodgson.» Alice le surnomme affectueusement «dodo». Des années plus tard, Alice Liddell, devenue adulte, évoquera son ancien «ami» en des termes chaleureux. Elevé au milieu de sept sœurs, le vieux garçon, mal à l’aise en société, semble avoir été aimé des enfants. Il ne sera jamais accusé d’en avoir abusé. Le journal décapité. Dans la cour centrale du collège de Christ Church, le professeur Dodgson occupe un confortable duplex à partir de 1868. Papier peint vert, rideaux, canapés rouges. Des effluves chimiques viennent du laboratoire photographique. Lorsque Dodgson meurt trente ans plus tard, sa famille récupère son journal intime. C’est sans doute à ce moment qu’une page du mois de juin 1863 est tranchée à l’aide d’un rasoir – on ne peut s’empêcher de penser au «Coupez-lui la tête» hurlé par la Reine de cœur. A ce moment-là, la famille Liddell lui interdit de fréquenter les trois filles. Que s’est- il passé ? Certains imaginent que le révérend aurait franchi le pas, et demandé la main d’Alice pour l’épouser à sa majorité. Cette pratique n’avait rien d’exceptionnel sous l’ère victorienne, mais, elle était, en l’occurrence, impensable : les Liddell avaient du sang noble, Dodgson était un obscur professeur. Le poème introductif d’A travers le miroir, écrit quelques années plus tard – et dédié à Alice, nomme clairement la situation et le malheur de Charles : «Enfant au front plus pur qu’un beau ciel sans nuage Aux yeux de songe émerveillés Malgré la loi du temps qui veut que de ton âge La moitié d’une vie me sépare à jamais Ton sourire si tendre accueillera je gage Le cadeau d’amour de ce conte de fées.»

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