jeudi 4 avril 2013

Mon Paris, ma mémoire. Edgar Morin



"Ma vie et ses événements principaux se sont presque tous déroulés à Paris. J'y ai vécu les moments les plus importants. De façon irrésistible, mes souvenirs personnels se sont mêlés à ceux d'un Paris qui n'est plus celui d'aujourd'hui. Ceci crée un mélange - que j'espère intéressant - de subjectivité et d'objectivité, tissé d'histoires d'amour et de stations de métro, de travail, d'apprentissage, de combats, mais aussi de moments intimes, de déménagements, de promenades."

Mon enfance à Ménilmontant...

"Je n'aime pas la nostalgie, mais je garde en mémoire la poésie de ce Ménilmontant, de ce métro que je prenais tous les jours, car je voulais rester fidèle au lycée Rollin de l'avenue Trudaine, où j'étais scolarisé. Ce métro qui sortait de terre à la station Combat [NDLR : aujourd'hui, Colonel-Fabien], qui tournait majestueusement dans les airs sur le canal Saint-Martin, qui planait sur le boulevard de la Chapelle et s'enfonçait brusquement du côté d'Anvers, où je sortais. Le Paris de mon enfance est marqué par les petites rues mystérieuses de Ménilmontant, que je ne cessais d'explorer. J'allais tout le temps au cinéma, il y en avait trois dans le quartier, le Ménil et le Phénix notamment, qui faisaient pour moi office de maison, car j'étais très mal dans ma famille après la mort de ma mère. Mes souvenirs sont empreints de poésie. Même sous la période sinistre de l'Occupation, Paris reste pour moi marqué par l'intensité de la Résistance, par la nécessité d'éviter les filatures de la Gestapo, avec la course dans le métro pour échapper au couperet des portillons automatiques."

... et ma jeunesse à Saint-Germain-des-Prés

"Je vivais intensément, chez Marguerite Duras, rue Saint-Benoît, à la fin de la guerre. Elle était reine des abeilles et fée du logis. Les dîners chez elle étaient euphoriques ; nos journées étaient jalonnées de rencontres et de discussions dans son salon ou au Flore. Il m'arrive toujours d'y boire un verre, mais ça n'a plus rien à voir. La faune est très différente. La rue de Buci, qui était très populeuse, très vivante, n'a que peu gardé cette nature-là. Quand je pense au Paris d'autrefois, je me souviens d'une ville de tramways. Aujourd'hui, on en reconstruit artificiellement du côté des boulevards extérieurs. C'était un Paris de badauds, de chanteurs des rues, de crémeries où l'on allait avec son pot au lait que l'on remplissait à la louche. Les quartiers étaient de grands villages, il n'en reste plus que des bribes. Aujourd'hui, beaucoup ont perdu en poésie, et certains en ont acquis une nouvelle, comme du côté du faubourg Saint-Antoine ou de la rue Oberkampf. Paris était surtout une ville beaucoup plus détendue, les gens n'étaient pas pressés, pas stressés, ne s'engueulaient pas pour rien."

Le Marais et ses changements de visage

"J'ai eu la chance de vivre rue des Blancs-Manteaux, puis, plus tard, rue des Arquebusiers, quand le quartier était composé des juifs de la rue des Rosiers, des Arabes qui travaillaient aux Halles, des Chinois, des Martiniquais, du petit peuple ouvrier qui vivait dans les mansardes, les étages nobles étant dévolus à la confection textile. J'ai assisté en direct à l'incroyable métamorphose du quartier. J'ai fini par le quitter, car ma rue, la rue Saint-Claude, était devenue morte, à cause des galeries d'art, très peu fréquentées le jour, et d'une absence totale de vie le soir. J'aime les rues vivantes, comme aux Abbesses. Ici aussi [Edgar Morin vit à Notre-Dame-des-Champs], il y a de l'animation, même si l'ère des Montparnos est bien derrière nous. Dans cet immeuble vivent encore des gens du peuple qui y sont nés. J'aime les mélanges de générations et de milieux sociaux. Ce petit coin-ci, très privilégié, compte encore une marchande de bonbons, comme autrefois."

Le piéton de Paris

"J'ai abandonné la voiture dans les années 1980 alors que j'adorais conduire, établir des itinéraires, des stratégies, réfléchir à quelle file emprunter... C'était une sorte d'art qui m'amusait beaucoup jusqu'au jour où les embouteillages sont devenus rédhibitoires. Je pratique donc beaucoup le métro, dont j'ai toutes les stations dans la tête, un peu l'autobus et le taxi, et je ne circule plus à vélo, car ma femme me l'interdit ! J'aime marcher dans Paris quand le printemps arrive. Quand je sors me promener, parfois on me reconnaît, on me parle ; la vie m'envahit, me tonifie, je sens qu'elle m'aime encore."

La "ville infâme et merveilleuse"

"Ces quelques mots viennent d'une chanson que chantait mon père. Le mot infâme est exagéré, mais c'est une ville dure pour les solitaires. Les faits divers ne manquent pas : des petits vieux qui meurent sans qu'on s'en aperçoive pendant des semaines ou des mois. La convivialité s'est beaucoup perdue, or j'ai horreur de l'anonymat, donc je m'efforce de la recréer où je le peux ! Merveilleuse, elle l'est toujours. Car c'est aussi une ville de rencontres, de fêtes, de cinéma, de musées, de restaurants. Et puis cette émotion, le long de la Seine. La beauté est intacte. Le Paris de mon enfance a été absorbé, je dirais même aboli, dans le Paris d'aujourd'hui, mais il demeure celui de mes balades, de mes amis morts qui sont vivants en moi tant qu'il me restera un souffle de vie."

Entretien avec Elvira Masson

Edgar Morin, Mon Paris, ma mémoire, Fayard 19€

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