samedi 6 avril 2013

La nuit indochinoise de Jean Hougron





C'est à la lecture d'un documentaire sur l'Indochine, (à visionner en cliquant sur le lien)  Aventure en Indochine 1946-1954 , dédicacé à Jean Hougron que j'ai eu envie de lire son cycle romanesque La Nuit Indochinoise. C'est en pensant aussi à Thomas, fils d'un couple ami, en voyage autour du monde et actuellement dans le delta du Mekong. que je suis devenu à nouveau un voyageur immobile.

Jean Hougron est un écrivain bien oublié, injustement. Les romans réédités dans la collection « Bouquins » nous le révèlent pourtant comme un écrivain de la trempe de ceux que nous admirons souvent chez les Américains. L’Indochine fut son territoire : il y était allé par hasard pour échapper à l’ennui, il y resta des années, trouvant, nous dit-il, « la matière de vingt romans ». Il nous en reste les deux volumes de « la Nuit indochinoise ».


Dans sa préface, Hougron rapporte que l’élément décisif de son entreprise fut de se complaire dans son statut de « petit Blanc », sans emploi stable, sans drapeau, sans société, sans attache. « J’essuie des rebuffades, des humiliations, des leçons de morale patriotique et on me dit ce qu’on pense de moi plutôt deux fois qu’une, les « Blancs » comme les « Jaunes ». Pour les « Blancs », c’est sûr, je suis franchement indésirable, je nuis, me dit-on, au prestige de la France. »

Pourtant c’est cette position même qui ouvre à Hougron ce nouvel univers et – sans doute – révèle à l’ancien prof d’anglais sa vocation d’écrivain en lui ouvrant ses acteurs, clochards ou notables, soldats et paysans, dans leur vérité nue d’individus, loin des caractérisations, des généralités, des clichés. Avec lui, on sera loin des chromos d’Indochine, à même la terre, à même la sueur. « Rien ne vaut le coude à coude, l’irrespect, le mépris même pour savoir à qui on a à faire. »


 




                                                              Copyright Saigon Viet-Nam




Cette évocation de l’Indochine à la fin de sa colonisation par la France est au centre des sept romans de Jean Hougron qui constituent le cycle de la Nuit indochinoise. Écrits dans les années cinquante, ces romans ont pour cadre le Laos et le nord de l’Indochine (Hanoï) avec un petit écart en Thaïlande (Bangkok) dans Soleil au ventre, le roman qui fait suite à Tu Récolteras la Tempête. Les Asiates évoquent en passant la région du Tonkin, plus avancée que les autres dans la lutte anti-française. Les histoires se situent toutes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après la fin de la courte occupation japonaise et au moment du soulèvement Viet-Minh.





Rien, dans la vie de Jean Hougron, jeune professeur de vingt-trois ans au pensionnat Saint-Pierre de Dreux, ne laissait prévoir qu'il partirait pour l'Indochine, en juin 1947, engagé par une maison d'import-export pour vendre des boîtes de lait concentré, des sardines à la tomate et des bouteilles de champagne en grande quantité. Fasciné par Saigon qui explose sous le poids des réfugiés et profite des affaires florissantes que la France en guerre lui permet d'entretenir, animé d'une curiosité certaine pour les grands espaces dont il entend sans cesse parler et las d'une vie de bureau somme toute assez banale, Hougron décide d'accompagner un ami jusqu'à la frontière thaïlandaise à bord d'un camion chargé de cotonnades et de quincaillerie. L'aventure commence : elle va durer quelques années... De ce voyage, Hougron a rapporté quelques milliers de pages de notes. Elles donneront naissance au cycle de La Nuit indochinoise qui comprend : Tu récolteras la tempête, Soleil au ventre, Rage blanche, Mort en fraude, Les Portes de l'aventure, Les Asiates et La Terre du barbare. 

Ce qui frappe à la lecture de ce cycle de la Nuit indochinoise, c’est deux coupures importantes : entre les idéaux colonialistes originels portés par une fraction de la bourgeoisie et l’arrivisme des colons sur le terrain, et aussi la rupture entre le monde de la colonie et la France métropolitaine. Les personnages de Hougron ne veulent pas du tout venir ou revenir en France, à commencer par Lastin, le « héros » des deux premiers romans de la série.





Dans La Terre du Barbare, le narrateur décrit deux comportements colonialistes, celui du couple Brochant et celui de son père, Antoine Vouvray, patrons de mines et de plantations. Ce dernier « pensait à l’argent par tradition bourgeoise, mais, en outre, il se crut vite, en raison même de sa réussite, investi d’une certaine mission envers l’indigène. Mme Brochant, elle, ne pensait qu’au gain, ce qui ne voulait pas dire qu’elle fût méprisable, car avec le désir d’entasser fortune, on va bien au-delà du simple fait de s’enrichir. A l’encontre de mon père, elle ne prétendait pas façonner l’indigène, et son mari non plus. Ils ne se croyaient pas d’avantage obligés d’adopter une attitude soigneusement dosée à son égard et s’ils le méprisaient, c’était de la manière qu’ils méprisaient le paysan inculte et hébété de leur province. Leur but (…) était d’en tirer profit, et, à leurs yeux, la colonie n’était qu’un trésor dont on avait autorisé le pillage. » Quelle différence avec le père du narrateur ? Celui-ci, « maître tyrannique de milliers d’hommes, (…) en tirait non seulement de fabuleux bénéfices, mais la certitude de sa grandeur et un encouragement à poursuivre ses entreprises.»
Cette figure d’Antoine Couvray, que son fils va imiter peu à peu, après l’avoir combattu, est la plus nettement fidèle à l’image qu’on a généralement du colon. « Le Blanc qui vit en vase clos dans une ville coloniale ne peut choisir qu’entre deux attitudes : ou bien dépouiller peu à peu ce qui fait de lui un homme blanc, « retourner à l’argile » comme on dit ici, ou bien se murer en lui-même et devenir Blanc au paroxysme ; c’est son unique moyen de défense contre un milieu qui tend sans cesse à l’absorber. Mon père devint un Blanc au carré, un Blanc au cube, et ceux qui l’entouraient suivirent son exemple. »
On mesure le gouffre qui sépare la population blanche de la population annamite. Ce gouffre est exprimé dans les termes les plus clairs dans le même roman (La Terre du barbare) : « Un demi-siècle de colonisation, de relations de maîtres à serviteurs, de conquérants à conquis, nous séparait et rendait suspectes les meilleures intentions des uns comme des autres. »
Dans l’Indochine peinte par Hougron, dans le contexte de la guerre de libération nationale qui commence juste, ce n’est pas une haine à couteaux tirés, c’est juste que les colons n’éprouvent simplement aucun intérêt pour la vie de leurs voisins immédiats. Quant aux paysans annamites des campagnes ou les habitants des forêts, ils sont inconnus, excepté dans Mort en Fraude. Dans ce roman, Horcier partage la survie d’un village coincé en étau entre le Viet Minh et l’armée française, où il n’y a plus de médicament, et où on mange les racines et les lézards.



                                 copyright Saigon Vietnam
 
De manière générale, dans les romans de Hougron, le colon fait des affaires, couche avec les boyesses, joue, fume de l’opium, c’est tout. Ces personnages sont des gens assez minables, quoique capables à l’occasion de gestes de fraternité et de générosité (par exemple l’ex-médecin Lastin, qui soigne un co-détenu pendant un épouvantable séjour dans un camp Viet Minh, dans Rage blanche). Ces personnages à la fois entiers et baroudeurs sont d’ailleurs presque attachants, et ont fait de ces aventures inventées par Hougron et situées dans le contexte exotique d’une colonie d’Asie des romans que dans, les années 1970, les travailleurs en France empruntaient volontiers à la bibliothèque de leur Comité d’entreprise.
On est frappé à la lecture de Hougron qu’il n’y ait même quasiment aucune conscience colonialiste chez ses personnages, dans le sens de la défense d’un territoire protégé (et pillé) par la maison mère, la métropole. On se tue, mais c’est pour venger un crime crapuleux (Legorn, dans Rage blanche est tout entier tourné vers un seul but, une vengeance : assassiner l’homme qui lui a tendu un piège et a tué sa femme et son fils). La révolte Viet-Minh chez Hougron ne fait pas l’actualité principale, c‘est un arrière-plan. D’ailleurs il n’y a pas vraiment d’action principale. Chacune des histoires de ces romans (les Portes de l’aventure en comportent trois différentes) montrent des aventures personnelles qui s’engluent dans un contexte pesant et triste. Tout se conjugue pour donner une impression d’impasse, d’histoire qui s’achève pour les colons, trop peu imaginatifs et trop égoïstes. La fréquentation intime de l’injustice sociale et le mépris face à toute une civilisation alimentent la morgue raciste et, pire encore, l’indifférence totale.


                                 Copyright saigon vietnam

 
Le mouvement de décolonisation est vraiment inévitable lorsqu’on lit la série de Hougron. Au pire ne resteront après l’indépendance que des aventuriers sans foi ni loi. C’est le cas de Henri, dans Les Asiates, qui, juste sorti de prison, en 1947, se voit déjà monter un nouveau trafic, sans doute en direction du Viet Minh. Il faut en profiter, alors qu’« il y a assez de jobards qui ne rêvent que d’évacuer leur fortune en France depuis que l’Indochine sent le brûlé ». Mais la bourgeoisie française mettra du temps à s’apercevoir que son temps est fini, sept ans pour l’Indochine, et quinze pour l’Algérie. Elle va s’accrocher ! Cette lenteur au sommet de la bourgeoisie se retrouve dans le comportement des colons chez Hougron, avec leur arriération de pensée, jointe à des rares accès de bonne volonté et parfois de générosité. Les colons s’accrochent tant qu’ils le peuvent, c’est à cela que se limite leur volonté.
D’ailleurs, en Indochine, dès le milieu des années 1940, les autorités ont beau encourager l’utilisation du terme jusqu’alors jugé séditieux de « Vietnam » et exalter le sport pour unir les jeunesses françaises et vietnamiennes, c’est trop tard ! A Saigon, une boyesse se montre très insolente envers Françoise qui vient demander de l’argent, une fois de plus à ses maîtres : « Et elle se baisse pour ramasser une pierre. On la sent contente de chasser la femme blanche. » Cette scène des Asiates se déroule en 1947.

Un cycle romanesque absolument envoûtant.

Source : Culture et révolution

Crédits photographiques : Saigon-Vietnam

Jean Hougron : La nuit Indochinoise, Robert Laffont, 2 volumes sous coffret





1 commentaire:

Anonyme a dit…

j'ai decouvert par hazard cet auteur,j'ai adoré. malheureusement, malgres les different prix et la qualité de ses ecrits, particulierement la periode "indochine" il est quasiment inconnu a notre epoque. Je precise que je l'ai"decouvert" il y a environ 20 ans!