Contre toute attente, l'ère électronique n'a pas entraîné la mort de l'imprimé ainsi que le prophétisait McLuhan en 1962. Sa vision d'un nouvel univers mental fondé sur la technologie postimprimerie apparaît aujourd'hui datée. Si elle a enflammé les imaginations pendant des décennies au XXe siècle, elle ne nous donne pas de guide pour le millénaire qui vient de commencer. La «galaxie Gutenberg» existe encore et l'«homme typographique» y lit toujours son chemin. Prenons le livre comme exemple. Il a un pouvoir étonnamment pérenne. Depuis son invention aux alentours de l'an I, le codex s'est révélé une machine extraordinaire pour contenir des informations, facile à feuilleter, merveilleux pour le stockage et remarquablement résistant aux dommages. [ ...] L'édition numérique l'éliminera-t-il ? Nous entendons se répéter cette prophétie depuis que le tout premier livre électronique, monstre cliquetant connu sous le nom de Memex, fut conçu en 1945. Mais, à présent que les Américains ont des ordinateurs, ils consomment et impriment plus de papier que jamais. Même Bill Gates, président de Microsoft, a confessé préférer le papier imprimé à l'écran d'ordinateur pour une longue lecture : « La lecture sur écran est encore bien inférieure à la lecture sur papier. Même moi, qui ai ces écrans coûteux et m'imagine en pionnier du mode de vie Internet, dès qu'un texte dépasse quatre ou cinq pages, je l'imprime et j'aime à l'avoir avec moi et à l'annoter. Et c'est une difficulté réelle pour la technologie que de parvenir à ce degré de commodité.» Bill Gates précise que la technologie devra progresser «de façon très radicale » avant que «toutes ces choses avec lesquelles nous travaillons sur le papier aujourd'hui ne passent sous forme digitale». En bref, le bon vieux codex, imprimé sur des feuilles de papier pliées et réunies, n'est pas près de disparaître dans le cyberespace. Pourquoi existe-t-il alors cette fascination entêtée pour l'édition numérique ? Il semble qu'elle soit passée par trois stades : une phase initiale d'enthousiasme utopique, une période de désillusion et une tendance nouvelle au pragmatisme. Tout d'abord, nous avons cru pouvoir créer un espace électronique, tout y mettre et laisser les lecteurs faire le tri. Puis nous avons appris que personne ne lirait un livre sur un écran d'ordinateur ou se battrait avec des masses de feuilles imprimées. Nous sommes aujourd'hui confrontés à la possibilité d'ajouter au livre traditionnel des publications numériques destinées spécifiquement à certains usages et à certains publics. Le meilleur argument pour le livre numérique concerne l'édition universitaire, non pas dans tous les domaines, mais dans de vastes champs des humanités et des sciences sociales où les monographies conventionnelles ont atteint un coût de publication prohibitif.
Pour prévoir l'avenir, il faut connaître le passé. Cette évidence devrait conduire tous ceux qui veulent comprendre la révolution numérique à lire ce recueil d'essais de Robert Darnton, peut-être le plus grand historien du livre vivant, par ailleurs directeur de la bibliothèque universitaire de Harvard. L'auteur fait le parallèle entre l'explosion des modes de communication électronique et l'invention de l'imprimerie à caractères mobiles par Gutenberg il y a cinq siècles. Contrairement aux prophètes de l'avènement du tout-numérique, il croit à la persistance du bon vieux codex inventé il y a deux mille ans, tout comme à celle des bibliothèques qui ont été et ne cesseront d'être les centres du savoir. Adepte enthousiaste de Google, il s'inquiète cependant de ses tendances monopolistiques. Bref, il délivre une contribution nuancée et pragmatique au débat sur l'avenir du livre.
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