Gilles Macassar dans Telerama n° 3169 - 09 octobre 2010
« Mozart a refait tout le parcours de l'homme, depuis ses origines instinc-tives jusqu'à son affrontement avec l'énigme », célébrait Albert Camus dans un hommage publié par L'Express en 1956, année du bicentenaire de la mort du compositeur. « Tout ce parcours de l'homme », jamais Mozart ne l'a mieux déployé que dans La Flûte enchantée, son dernier opéra, où ce chemin de vie se double d'un itinéraire initiatique, d'un accomplissement spirituel qui élève chaque personnage - prince comme Tamino, ou simple oiseleur comme Papageno - des ténèbres à la lumière, d'une conscience de soi mal assurée à une sagesse, un équilibre radieux.
Pourtant, avec ses dialogues parlés qui laissent le mélomane non germanophone sur le bord du parcours, le livret maçonnique de La Flûte enchantée a mauvaise presse - bavard, d'un ésotérisme folklorique et désuet. Au point qu'une des versions discographiques de référence, celle du vétéran Otto Klemperer (1), supprime ces dialogues, enchaînant à la suite les numéros chantés.
Débordante de vitalité et d'humour, l'interprétation de René Jacobs en prend aujourd'hui le contre-pied, et pourrait bien s'ériger à son tour en version de référence. Non seulement parce qu'elle remet les métronomes à l'heure - une heure d'été, où chaque tempo avance avec un allant solaire -, mais parce que cette interprétation ludique rétablit l'intégralité des dialogues parlés avec une imagination théâtrale et sonore des plus savoureuses - hululements de chouette, grondement et roulement de tonnerre pour la Reine de la Nuit. Aguerris par une série de représentations à la Monnaie de Bruxelles, dans la mise en scène hautement poétique du cinéaste et plasticien William Kentridge, les chanteurs de René Jacobs suivent sans broncher ni trébucher ses foucades rythmiques, ses facéties ornementales. On regrette d'ailleurs que cette Flûte spectaculaire, captée par la télévision belge, ne paraisse pas en DVD, le soutitrage permettant d'apprécier encore davantage l'humour et l'irrévérence qui subvertissent le livret de Schikaneder.
Loin d'être la messe laïque un rien prêchi-prêcha dans laquelle s'enlise souvent le deuxième acte, cette Zauberflöte désacralisée consacre la victoire de l'humain, trop humain Papageno (merveilleux Daniel Schmutzhard), cet oiseleur en quête de l'oiseau rare, en qui nous pouvons si aisément nous reconnaître. «Lorsqu'on a vraiment écouté ce chant, on a fait le tour du monde et des êtres », affirmait Camus. Et le tour de la musique de Mozart, semble lui répondre à distance l'enregistrement de René Jacobs.
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