J'ai un rêve étrange et pénétrant. Le rêve d'une société privée de ses libertés élémentaires comme de lire Tintin ou boire un bon bol de Banania. Un cauchemar fasciste ou communiste. Un cauchemar totalitaire en tout cas.
Nous
en étions au générique de fin du film documentaire sur les Camps
de Travail mis en place par notre gouvernement, lorsque l’huis
ébranlé à grands coups de poings, me tira de ma torpeur et me
plongea dans la plus profonde consternation. Qui donc à cette heure
indue cherchait vigoureusement à dégonder ma porte ? Je jetais un
œil au judas tandis que les poings tambourinaient avec autant de
vigueur que de passion. Trois masses informes obstruaient le couloir.
Des masses casquées et armées jusqu’aux dents. Je reconnus
l’uniforme des Triplepets : Police Politique du Président. Mes
trois lascars arborant en prime le brassard orange de la PRUT Police
de Répression Urbaine Territoriale, la branche dure de la PPP.
J’entrebâillais ma porte, derechef enfoncée par un grand
Triplepet d’au moins deux mètres et j’allais dinguer en slip
kangourou au beau milieu du couloir où se tenaient mes chats
terrorisés. Je portais la main à mon nez douloureux tout poisseux
de sang. – « Mais vous n’avez pas le droit ! » hurlais je
terrifié par l’abondance de sang sur le linoléum tout propre. Une mandale
appliquée avec soin me coupa la parole. Un triplepet gradé,
visiblement le chef, s’approcha de moi exécuta une génuflexion et
me tandis une photo. – « C’est vous ?». La photo n’était pas
très bonne, mal cadrée, légèrement floue, un rien jaunie. J’en
fis part à mon interlocuteur. Une mandale un chouia plus consistante
que la précédente me fit comprendre que la réponse n’était pas
celle escomptée. Je marchais sur mes lunettes, en chaussais les
débris et de l’œil droit entre la graisse et les brisures de
verre je me reconnus. Je devais avoir dans les dix, douze ans, la
tronche comme un cake aux cerises, une paire de lunettes, certes
hideuses mais complètes, et le chef coiffé d’une casquette
écossaise à pompon. C’est bien simple on ne voyait qu’elle. –
« C’est vous, Papou Denissovitch ? » Réitéra le Triplepet.
Comment avaient-ils pu se procurer cette photographie des années 60
? J’avais depuis longtemps brûlé toutes les pièces d’un passé
peu glorieux. A L’évidence il en restait encore quelques traces.
Sincèrement, je pouvais encore dire non. A part moi, et encore,
personne ne me reconnaîtrait. Une poigne vigoureuse exercée sur les
couilles du kangourou m’arracha un oui porcin. – « Embarquez-le
! » gronda le Triplepet en chef. Je fus entraîné sans ménagement
dans les escaliers accompagnés par les cris de personne tout au long
de ma descente. Cris sourds réitérés depuis la fenêtre. Tout
l’immeuble assistait au spectacle. Du moins je le présume car
encagoulé je ne voyais rien. – « Ils ont encore eu un de ces
salauds ! » cria quelqu’un. - « A mort ! » hurla un autre. - «
Casse-toi, pauv’ con ! » brama un autre. Et soudain une partie de
la foule hystérique se mit à hurler couvrant ainsi les cris
indignés de mon épouse – « Casse-toi, pauv’ con ! Casse-toi
pauv’ con ! Casse-toi, pauv’ con ! .» Jeté dans le fourgon,
bourré de coups je m’évanouis tandis que celui-ci démarrait en
trombe sous les huées de la foule.
Visiblement
le type était mal à l’aise. Peut-être les zébrures violettes
sur mon corps jaune. A moins que ce ne soient les taches rouges sur
le kangourou gris clair. L’un des Triplepets présents pour
l’entrevue me désigna une chaise. Le type prit place face à moi
derrière une petite table carrée. –« Vous êtes avocat ? Vous
êtes venu pour ma défense ? Pouvez-vous me dire ce que je fais ici
? ». On fit sortir le type. Les Triplepets me rouèrent de coups.
Quand le type revint il s’assit sans m’accorder le moindre
regard. Je devais être juste un peu plus violet. Pas vraiment de
quoi en faire une histoire. Par contre, même en machine à 90°, le
slip était irrécupérable. Un slip de martyr. Un collector. Le type
se racla la gorge. –« J’ai été désigné par les Autorités
Judiciaires afin de vous signifier votre transfert dès demain au TPI
à la Haye pour y être jugé pour Crimes contre l’humanité. » –
« Crimes contre l’humanité ! Mais vous êtes dingue ! J’ai rien
fait! J’ai jamais rien fait à personne ! J’ai même pas poussé
ma mère dans les escaliers quand j’étais petit alors que j’en
avais vachement envie ! Elle, alors là oui, vous auriez pu la juger
pour Crimes contre mon humanité… ! » Et pif ! Et vlan ! Et paf !
Des trois Triplepets présents chacun y alla de sa rengaine. Il n’y
avait qu’à fermer sa gueule. Le type fit glisser sur la table un
paquet. – « Une tenue descente pour le Tribunal. »
Le
train était bondé. Fallait-il aimer les tulipes et la Hollande.
Poussez au cul par les Triplepets, j’ai dû jouer des coudes pour
monter dans le wagon. La joyeuse bande d’occupants ne sentait ni la
rose ni la tulipe. L’apprêt du costard ruiné en quelques secondes
j’allais être d’un chic au tribunal. On était tous de la même
tranche d’âge coiffé de l’affreuse casquette à pompon et d’un
costard visiblement trop étroit. – « Vous êtes-là pour quoi ? »
j’ai osé. De partout une même réponse : Crimes contre
l’humanité. Je me suis senti moins seul. La casquette devait y
être pour beaucoup. Le voyage était un peu long. Encombrés comme
l’étaient les wagons à bestiaux, le service minibar avait été
annulé. On a donc voyagé debout dans le noir les uns dans les
autres dans un affreux remugle de pets et de sueur avec nos envies de
pipis et de pot pots contrariés. A l’arrivée l’odeur était
épouvantable. J’ai constaté que je n’étais pas le seul à
m’être souillé le costard. -« La Haye sous la pluie n’a plus
la même nostalgie d’antan.» J’ai opiné du chef à ce verdict
poète en aspirant une goulée d’air. Dans les tribunes du stade où
nous marinions depuis plusieurs heures sous la pluie, j’ai répondu
à l’appel de mon nom pour me retrouvé en plein cœur du Tribunal.
Debout
sous les regards de l’assistance j’ai dû décliner nom, prénom,
âge et qualité avant d’écouter le Procureur général glapir les
chefs d’accusations pour Crime contre l’humanité sans vraiment
n’en rien comprendre –« Que plaidez-vous ? » me demanda le
Président à l’issue de cette fastidieuse lecture. « Oubaple… »
me susurra tête basse l’avocat commis d’office. « Hein ? »
j’ai couiné. Rappelé à l’ordre d’une dextre virile de
Triplepet j’ai lâché le « oubaple » tant attendu. «Comment ?»
a grondé le Président. « Veuillez répétez nous n’y entendons
rien !». « Oubaple ! » j’ai dit. Le Procureur se tourna alors
vers la Cour. –« Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs de
la Cour. Voici une de ces fortes têtes réfractaires doublée d’une
tête de cochon que le Tribunal devra faire ployer avec force et
détermination. » il s’adressa ensuite à moi. «
Reconnaissez-vous au moins les faits ? ». Je niais. Il émit un
petit rire sardonique. « Faites-nous croire aussi que ce n’est
point vous à l’époque des faits sur cette photo?» Ma tronche
boutonneuse et casquettée s’afficha sur écran géant. A la
stupeur générale, céda une rumeur. Il y eut même quelques cris.
La preuve irréfutable était faite. On dû évacuer deux femmes
évanouis. –« Est-ce vous ou n’est-ce pas vous ? » -« Je ne
sais pas comment vous vous êtes procuré ce document, mais il me
semble bien que l’individu légèrement flou projeté sur l’écran,
en dépit de la qualité médiocre du tirage, je le répète, tend à
me ressembler lorsque j’avais l’âge de douze ans.» - « Voilà
déjà un fait. Le lascar acnéique à l’écran et l’accusé ne
font qu’un. Et dites-moi en cet âge déjà avancé où toute
personne normalement constituée est dotée d’un cerveau et d’une
once d’intelligence, vous est-il venu à l’esprit de lire un
certain Hergé ? – « Hergé ? L’auteur de Tintin. Ben ouis je
les avais tous ! » - « l’accusé reconnais donc les faits, il les
avait tous. » Il y eut un immense brouhaha dans la salle. Le
Président usa de son marteau. - « Silence ou je fais évacuer la
salle ! » - « Ma mère avait tout foutu à la poubelle… »
clâmais-je - « Ingénieuse femme se débarrassant des preuves
pouvant accabler son enfant » - « Rien du tout. C’est pour me
faire chier quelle a tout balancé à la poubelle. Quand j’ai lu
celles de mon fils…. » - « La Cour appréciera. Non content de
les lire il a fallu aussi qu’il diffuse au cœur de la jeune France
cette littérature on ne peut plus pernicieuse et dangereuse» - «
Mais il est dingue cet homme là ! Un hystérique ! Un acharné
! » Le Triplepet usa à nouveau de sa dextre pour m’intimer un
minimum de respect à l’égard du tribunal. -.« En les relisant
j’ai constaté que des planches entières avaient été redessinées
par l’auteur lui-même afin de mieux coller à l’actualité.» -
« Une forme de révisionnisme en quelque sorte. Et quelles genres de
différences avez-vous constaté ? » - « Dans Tintin au Congo, par
exemple… » -« Comme par hasard » - « Ben dans Tintin au Congo
ce n’est plus une leçon de géographie sur la Belgique la mère
patrie que Tintin donne à ses élèves, mais une leçon de calculs…
» - « Et à l’époque cela ne vous a pas choqué qu’il invite
de petits congolais innocents à s’intéresser à leur mère
patrie, comme vous dites, la Belgique ? » - « Ben à l’époque,
le Congo était encore belge, non ? » - « Une colonie belge, oui !
Et vous vous repaissiez de cette littérature raciste en dégustant
des têtes de nègres, sans doute, ou des congolais ! » - « Vous
voulez parler de la meringue aux pépites de chocolat ? C’était
vachement bon et tout le monde appelait ça une tête de nègre,
alors pourquoi j’aurais été différents des autres !» - « C’est
ce que clamaient les Nazis à Nuremberg… Et les congolais vous ne
pouviez pas appelez cela des rochers à la noix de coco ? » - « Si
c’était marqué congolais je n’allais pas commander à la
boulangère des rochers à la noix de coco, tout de même ! » - «
Toujours une répartie mais aucun regrets dans la bouche du condamné,
une sorte de fatalité et de condescendance issue du monde
colonialiste et raciste ambiant, déviant et pernicieux. La Cour
appréciera. Mais il y a plus grave… » - « Plus grave que de de
lire Tintin et manger des têtes de nègres ? Dans l’état actuel
des choses, franchement je ne vois pas, à part tuer ses parents et
les manger avec une Béchamelle… » - « Je vous prierais de ne pas
faire le malin ! Et le fameux slogan Y’abon ! Signe de ralliement
de la jeunesse fasciste, raciste et colonialiste à laquelle vous
apparteniez et dont vous êtes assurément un nostalgique ! » - «
Ah bon ! » – « Pas Ah bon ! mais Y’abon…Y’abon comment…?
» -« Ben Y’abon Banania » « J’aime vous l’entendre dire. Et
reconnaissez-vous en avoir consommé durant cette période ? » - Ben
! Oui ! Pourquoi c’est pas un crime que de boire du cacao ? » - «
Du cacao, certes non. Nombre d’enfants en boivent chaque matin
avant d’affronter les dures épreuves de la journée. Mais pas
comme vous qui avez usé d’une consommation outrancière de Banania
ainsi que tous les individus louches et sans scrupules de votre
génération.» - « Elle est bonne celle-là, un Tintin, une tête
de Nègre du Banania et hop ! vingt ans de prison ! Vous y allez un
peu forts, tous ! » - « Nous y voila ! » hurla le Procureur. » un
index vengeur pointé vers moi. « Et vous remarquerez, Monsieur le
Président, qu’il n’est pas fait mention d’autres marques de
produits cacaoté Poulain, Nestlé, Van Houten pour ne citer que les
plus connus. » -« Vous avez oublié Nesquick ! » fis-je remarqué.
– « Monsieur fait l’insolent, mais je vous prie de croire que
tout ceci va vous coûter, cher. Très cher ! Pouvez-vous expliquez à
la Cour pourquoi du Banania ? » - « Pourquoi. Est-ce que j’en
sais moi. C’était bon. Il y avait de la banane dedans pour me
donner des forces et le monsieur était rigolo…. » - « Le
monsieur rigolo ? Vous voulez certainement parler du sénégalais sur
la boite…. » -« Qué sénégalais ? Ah oui, le tirailleur hilare.
Ben je le trouvais vraiment sympa. C’est vrai qu’il a une bonne
gueule… » - «Taisez-vous insolent ! Savez-vous que la naissance
de Banania remonte à 1914 alors que nos pauvres tirailleurs se
faisaient trouer la peau afin de sauver la République ? » - « Vous
savez moi qui suis né en 1952, la guerre de 14 c’est un peu loin !
» - « Est ce une raison suffisante pour occulter les faits ? » - «
Mais je ne nie rien. Il m’est même arrivé de manger de la Vache
qui rit sans que les représentants de la race bovine ne portent
plainte » - « Monsieur se veut sans doute ironique ! ». – «
J’ai bu aussi du Poulain…. » - « Et vous ne deviez pas vous
priver de la blague à deux balles : Qu’en il y en a poulain il y
en a poulautre ! en imitant le langage petit nègre, veuillez excusez
l’expression Monsieur le Président, le langage petit nègre des
tirailleurs…..Vraiment vous étiez prêt à toutes les bassesses,
toutes les crapuleries. Sachez seulement que dans les années 1950,
l'entreprise Banania vendait 5 000 tonnes de Banania par an. En 1968,
pour les chocolats en poudre en France, la part de marché de Banania
s'élevait à 30 % avec un volume de vente s'élevant à 10 000
tonnes[]. Dans les années 1970, les usines produisent plus de 100
000 boîtes d'1 kilo et 400 000 boîtes de 250 grammes de Banania. 29
millions d'euros de chiffre d'affaires. Une fortune colossale sans
oublier tous les objets publicitaires dérivés de la marque dont
l’accusé était et est toujours aussi friand. » - « j’ai juste
eu une tasse ! et une petite encore. Faut pas déconner ! » -«Vous
m’écoeurez ! Quoi qu’il en soit, pour ma part, j’en ai fini de
vous entendre. Il n’y a plus grand chose à dire. Mais il reste
beaucoup à faire. Se montrer exemplaire en condamnant le prévenu
aux TIG à perpétuité. Vous et vos acolytes mis aux fers, partirez
dès demain construire des écoles dans la république Démocratique
du Congo ou débroussaillé tous les chemins de France. …..Que
justice sois faite ! » Tous le monde alors se leva et entama le
grand Slogan National – « Casse-toi, pauv’ con ! Casse-toi pauv’
con ! Casse-toi, pauv’ con ! ».
A
la chute du verdict je quittais la salle Tribunal tête basse encadré
par mes deux Triplepets. En attendant le convoi qui devait nous
conduire à la Prison de l’Ile de Ré, on me fit asseoir sur une
banquette à proximité d’autres condamnés aux TIG. J’hasardais
une question à mon avocat. Ce dernier lui aussi tête basse n’avait
pas pipé mot durant toute la durée de cette parodie de procès
expéditive.– « Qu’est-ce qu’ils ont fait ces deux là ? » je
demandais en désignant deux types de la tête. – « Celui de
droite c’est le directeur de Banania. Il a été arrêté ce matin.
L’usine a immédiatement été fermée et le personnel licencié
pour collaboration intense. » -« Même pas reclassés, c’est dur
quand même ! Et l’autre ? » L’autre ! C’est un nationaliste
Serbe qui a organisé le
massacre de 8000 personnes en 1995… » - « Pas avec du Banania
tout de même ? » - « Pas que je sache. » Parce que moi le Banania
je l’ai bu tout seul je ne l’ai jamais fait boire aux autres.» -
« Hélas…. » fit l’un des Triplepets en me faisant lever pour
rejoindre le convoi avec mes codétenus, « les salauds dans votre
genre n’ont droit à aucune circonstance atténuante. Et vous
verrez d’ici quelques jours, les petits congolais s’occuperont
bien de vous en vous bottant le cul et alors là vous aurez tout le
temps de réfléchir si vraiment Y’abon ! ».
La
Cour du tribunal était pleine à craquer. D’autres gens riaient
aussi du malheur du monde. Jean Poiret, Pierre Bellemare, Jean-Paul
Blondeau et Jacques Rouland par exemple ainsi que Jacques Legras et
Marcel Beliveau en uniformes de cérémonie de la PRUT.
Cette
petite bande de joyeux drilles m’avait bien eu comme tant d’autres
dans le pays. Nous y avions cru jusqu’au bout. La Nouvelle Société
de Divertissement du Service Public sous les ordres de notre bon
Président, avait réussie à distraire agréablement toute la France
télévisuelle avec un concept entièrement nouveau : le procès
truqué. Personne n’y avait vu que du feu. Bien entendu en plus
d’un kangourou neuf je touchais au paquetage un uniforme rayé neuf
porteur de ce slogan devenu depuis célèbre : « Toute société qui
ne sait plus rire est vouée immanquablement à disparaître ». Au
Congo, Sous cinquante cinq degrés, caressé à la schlague par mon
garde chiourme, je montais le mur d’une école et repensais au
slogan inscrit à l’entrée du chantier, à tous les opposants au
régime, aux chômeurs et autres parasites qui s’étaient fait
avoir de même. Un sourire édenté s’afficha sur ma face
pouilleuse et congestionnée. J’étais enfin rassuré sur le
devenir de mon pays.
Bonne année à tous.
Bonne année à tous.
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