Les écrivains n'y sont certainement
pour rien. Ils font des efforts pour satisfaire les lecteurs et moi,
ben moi je fais la moue. J'ai la lippe boudeuse. Rien ne me va. Rien
ne me plaît.
Habité par l'état d'esprit cité
plus haut, je me suis donc rendu à la librairie La Licorne à
Aubusson, faire quelques courses.
Heureusement qu'il y a des
professionnels de la profession, comme dirait Godard, capable
d'extraire du maelstrom littéraire de la rentrée le roman que vous n'attendiez
plus. Mon livre sous le bras, je me suis attablé à une
terrasse de café dans la Grand rue pour entamer ma lecture sous un doux soleil
automnal.
« Nous sommes deux fumeurs
d’opium chacun dans son nuage, sans rien voir au-dehors, seuls,
sans nous comprendre jamais nous fumons, visages agonisants dans un
miroir, nous sommes une image glacée à laquelle le temps donne
l’illusion du mouvement, un cristal de neige glissant sur une
pelote de givre dont personne ne perçoit la complexité des
enchevêtrements, je suis cette goutte d’eau condensée sur la
vitre de mon salon, une perle liquide qui roule et ne sait rien de la
vapeur qui l’a engendrée, ni des atomes qui la composent encore
mais qui, bientôt, serviront à d’autres molécules, à d’autres
corps, aux nuages pesant lourd sur Vienne ce soir : qui sait
dans quelle nuque ruissellera cette eau, contre quelle peau, sur quel
trottoir, vers quelle rivière, et cette face indistincte sur le
verre n’est mienne qu’un instant, une des millions de
configurations possibles de l’illusion... »
Ainsi commence le voyage où nous
entraîne Franz Ritter, musicologue et orientaliste autrichien. Dans
sa chambre donnant sur Porzellangasse il est sujet à l'insomnie. Il a reçu ses analyses médicales et les
nouvelles ne sont guère bonnes.
Il a contracté une maladie exotique qu'il juge incurable.
Porté par
la mélancolie, il évoque sa vie, revisite Damas, Istanbul, Alep,
Palmyre, Téhéran... cet Orient tant aimé. Au fil des pages de
cette longue rêverie érudite, nous constatons à quel point la
maladie à fait son chemin, Franz est malade, malade de cet Orient
qu'il a étudié, parcouru, rêvé, un Orient parfois disparu sous
les orages de la guerre en Syrie comme le Sissi House dans le
quartier arménien d'Alep ou l'hôtel Baron fondé en 1911 qui a logé
dans ses murs T.E. Lawrence et Agatha Christie et où il a séjourné
avec Sarah, l'amour de sa vie. Cet Orient dont il a lu mille et un témoignages, mille
et une rêveries, mille et une poésies, écouté mille et une
musiques, comme mille et un contes qu'il évoquera en cette nuit
d'insomnie. Et nous, d'écouter ce merveilleux conteur nous narrer ce
foisonnant voyage, étourdissant, érudit jusqu'à l'ivresse. Et
nous, comme Franz, de somnoler parfois, le livre ouvert sur la
poitrine pour mieux rêver, emporté par la musique de Chopin, Litz,
Berlioz, Beethoven, Mozart, alterner des phases d'éveil et
d'errance, de rêves, de fantasmes aux côtés de Rimbaud,
Chateaubriand, Fernando Pessoa, Germain Nouveau, Marga d'Andurain,
Isabelle Eberhardt et tant d'autres. J'aurai dû tout noter, noircir
au crayon de papier les références de lectures et de musiques dont
ce livre regorge. J'aurai dû avoir dans ma pharmacopée quelques
boules d'opium pour m'accompagner tout au long de ce fantastique
voyage en Orient, y chercher moi aussi Sarah, au jeu de l'Amour,
femme aimée jusqu'à la déraison par Franz, Sarah, qu'il sait à
l'autre bout du monde en Malaisie, tandis qu'il « agonise »,
Sarah, avec laquelle il a arpenté le Moyen-Orient de la Syrie à
l'Iran comme dans un rêve et qu'il attend. Il reprend à son compte
les vers de Wilhelm Müller mis en musique par Franz Schubert dans le
Voyage d'Hiver : Je referme les yeux, / Mon cœur bat
toujours ardemment./ Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ?/
Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras ?
Boussole de Mathias
Enard est dans le dernier carré des goncourables. Je sais à quel
point dans le petit jeu des pronostics, les commentaires vont bon
train. Je ne m'aventurerai pas sur ce terrain. Boussole n'est pas un
livre « grand public » à glisser sous le sapin comme
c'est parfois le cas, mais Boussole serait à mon sens un roman
brillant à figurer à ce prestigieux palmarès.
Boussole, Mathias Enard, Actes Sud
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