Umberto Eco Le Cimetière de Prague Traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano. Grasset, 580 pp., 23 €. Diplômé en philosophie à l'Université de Turin, Umberto Eco est devenu un pionnier des recherches en sémiotique (La Structure absente, 1968, Trattato di semiotica generale, 1975, il développe une théorie de la réception (Lector in fabula, Les limites de l'interprétation,) qui le place parmi les penseurs européens les plus importants de la fin du XXe siècle. Dans son premier roman, Le Nom de la rose (1980) Umberto Eco met en application ses concepts sémiologiques et ses théories du langage, ceux-là mêmes qu'il enseigne à Turin. Son deuxième roman, Le Pendule de Foucault (1988) part à la découverte de symboles énigmatiques ou prophétiques, à rebours de la dénonciation de l'ésotérisme qui est pourtant le propos de l'auteur, mais celui-ci démontre par la même occasion que le lecteur est libre de ses interprétations (théorie qu'Eco continue de développer dans ses œuvres théoriques sur la réception, Les Limites de l'interprétation en 1990). Le livre tourne d'ailleurs en ridicule l'interprétation à outrance des faits avérés ou légendaires de l'histoire, en tirant avec un égal succès des dimensions d'un simple kiosque à journaux le même genre d'informations de portée cosmique que certains se croient fondés à lire dans celles de la pyramide de Khéops. Avec le cimetière de Prague, ce grand amateur d'érudition badine et de pirouettes savantes vient de signer son livre le plus sulfureux, un roman historique aux allures de messe noire et de sabbat satanique, avec une construction qui s'inspire très directement - iconographie à l'appui - des feuilletons et des sagas à épisodes chers à Alexandre Dumas ou à Eugène Sue : un remake du Juif errant dont les personnages ont tous bel et bien existé, sauf le héros, l'horrible Simon Simonini. "J'ai voulu qu'il soit le plus cynique et le plus exécrable de toute l'histoire de la littérature", écrit Eco à propos de ce Lucifer piémontais exilé en France, dont nous découvrons avec stupeur le journal intime, rédigé à Paris entre mars 1897 et décembre 1898. Petit-fils d'un propagandiste de l'antisémitisme, misogyne forcené, faussaire, conspirateur, espion à la solde des crapules, sorte de Fantômas à l'identité variable - il se réincarne parfois dans la soutane d'un curé nommé Dalla Piccola - Simon Simonini va multiplier les bassesses tout en croisant Garibaldi et Dreyfus, Charcot et un certain "Dr Froïde", les communards et les Carbonari, une armada de spirites et de charlatans, Drumont, Dumas, Monet et même Proust - "Une tapette de 25 ans, auteur d'écrits heureusement inédits." Entre Turin, la Sicile et Paris, l'antihéros du Cimetière de Prague sera mêlé aux plus folles machinations et autres complots de son époque avec, en guise de bréviaire, une triple haine : contre les jésuites - "les poulpes du Seigneur" - contre les francs-maçons et, surtout, contre les juifs. Et Eco en rajoute une couche en imaginant que Simon Simonini fut l'inventeur des Protocoles des sages de Sion, un faux bidouillé de toutes pièces en 1901 pour faire croire que les juifs allaient se liguer afin de détruire la chrétienté et de dominer le monde... On peut difficilement aller plus loin dans la peinture de la déraison et de la monstruosité, ce qui explique sans doute la polémique dont Eco a été victime en Italie, où il a été accusé d'antisémitisme par plusieurs journaux : on lui a reproché d'être complaisant à l'égard de son personnage, de donner de la vraisemblance à cette hypothèse d'un complot juif et de prêter sa plume à ce qu'il prétendait réfuter. A quoi l'auteur du Nom de la rose a répondu que le romancier avait tous les droits et qu'il n'avait eu qu'un seul but en écrivant ce Cimetière de Prague : "Comprendre comment fonctionne le mécanisme de la haine." C’est avec ce sujet, très actuel et très dangereux, que Umberto Eco joue, entre délits, assassins, femmes possédées du démon et érotiques, maîtres chanteurs cyniques, spécialistes en explosifs, grands scénarios politiques. Celui qui hait les juifs, les francs-maçons ou les jésuites, trouve de la jouissance à lire les propos de certains personnages ; celui qui comprend la vraie position de l’auteur, lui, jouit pour cette raison. Le jeu de l’ambiguïté, du divertissement (comme si nous pouvions vraiment être au-dessus et en dehors de tout cet embrouillamini répugnant) attire le lecteur que nous avons mentionné plus haut, et l’attire à juste titre. Après tout, quels auteurs italiens sont capables d’aborder ces sujets aujourd’hui, sans tomber dans la rhétorique ou dans le mensonge, dans l’insincérité ? Quant au titre, Le Cimetière de Prague, allusion au lieu où se serait produite la rencontre (née de l’imagination d’un écrivain raciste stipendié) entre douze rabbins du monde entier, afin d’ourdir une conjuration planétaire visant au pouvoir sur tous, on peut dire qu’il est très bien trouvé. Prague aussi attire, et à juste titre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire