dimanche 3 avril 2011

RENAISSANCE DU CINÉMA POLITIQUE

....à propos du film de Peter Watkins La Commune (1999) par Philippe Lafosse, Le Monde Diplomatique (2000)
Peter Watkins filme la Commune « Aujourd’hui, un réalisateur qui refuse de se soumettre à l’idéologie de la culture de masse, fondée sur le mépris du public, et ne veut pas adopter un montage frénétique fait de structures narratives simplistes, de violence, de bruit, d’actions incessantes, bref, qui refuse la forme unique, ou ce que j’appelle la "monoforme", ce réalisateur ne peut tourner dans des conditions décentes. C’est impossible. » Celui qui parle ainsi est Peter Watkins (né en 1937), cinéaste anglais, l’un des plus grands réalisateurs vivants qui, bien qu’il tourne depuis plus de trente-cinq ans, éprouve les plus grandes difficultés à mener à bien ses projets depuis le milieu des années 70. « Plus que des difficultés, précise-t-il. Depuis 1976, date à laquelle mon dernier film [Edvard Munch] a été produit professionnellement, il m’est impossible de trouver normalement des fonds, à tel point que beaucoup de gens pensent que je suis mort ». Pourtant, ceux qui ont eu la chance de voir ses longs-métrages - iconoclastes, critiques, complexes, rebelles - ne les oublient pas de sitôt. « Les producteurs consacrent désormais l’argent, en priorité, au divertissement. Tout créateur choisissant une direction autre, alternative, est complètement marginalisé. La répression, tout comme la violence des médias, est institutionnalisée. » Peter Watkins vient de terminer La Commune, tourné en studio à Montreuil, aux portes de Paris, avec plus de deux cents comédiens, dont pour partie des non-professionnels. Le film a été produit essentiellement par 13 Production, société marseillaise, La Sept-Arte et le Musée d’Orsay. Budget total : un peu plus de 7 millions de francs. Avant de repartir à Vilnius (Lituanie), où il habite désormais, l’auteur de War Game (La Bombe, 1965), de Privilège (1967), de The Gladiators (Les Gladiateurs, 1969) et de Punishment Park (1970), laisse ainsi derrière lui un nouveau long-métrage sur la parole populaire, le pouvoir et la contestation. Un film politique qui en appelle au collectif, à la réflexion et à l’action. C’est en décembre 1965 que l’Angleterre découvre Peter Watkins. Il a alors vingt-huit ans, et la télévision l’a engagé l’année précédente ; BBC1 diffuse un film sur la bataille qui, le 16 avril 1746, opposa, à Culloden, les troupes de l’Ecossais Charles Edward Stuart à celles du duc de Cumberland. Ce qui aurait pu n’être qu’un documentaire pétri d’histoire se révèle une charge contre l’impérialisme aux résonances d’autant plus contemporaines que la facture n’a, elle non plus, rien de classique : un reporter télé ayant été projeté en plein XVIIIe siècle et s’entretenant avec les acteurs de cette bataille. L’année suivante, dans son nouveau film The War Game (La Bombe), brûlot pacifiste et antinucléaire - toujours pour la BBC -, Peter Watkins « reconstitue sous nos yeux ce que serait cette apocalypse qui ne détruirait pas seulement notre passé et notre présent mais qui, en plus, minera pour très longtemps l’avenir des hommes (1) ». Il y dénonce l’absence de débat sur l’arsenal nucléaire et la désinformation. Les détracteurs de Watkins se déchaînent contre lui et le film sera interdit à la télévision. Punishment Park, tourné en 1970 aux Etats-Unis, fustige une Amérique violente bafouant les droits humains, où les contestataires sont considérés comme des « criminels politiques ». Le film puise sa force, là encore, de l’effet de réel qui s’en dégage : il sera retiré de l’affiche quatre jours après sa sortie à New York... Un spectateur non averti aurait pu croire qu’avec Edvard Munch, tourné en 1976, les choses allaient s’arranger... Ce film remarquable mêle avec justesse intime et social ; il reste l’une des plus intelligentes et des plus fortes biographies d’artiste jamais réalisées. Il sera pourtant très mal distribué et demeure pratiquement invisible. Un sort encore pire sera réservé à The Journey (Le Voyage), film de quatorze heures qui écoute la parole de « gens ordinaires » rencontrés dans douze pays entre 1983 et 1986 : aucune chaîne ne s’y inté ressera. Quant à The Freethinker (Le Libre-Penseur), une biographie du dramaturge August Strindberg et de sa femme, l’actrice Siri von Essen, réalisé entre 1992 et 1994, qui l’a vu ? Toutefois, Peter Watkins ne renonce pas : « La société norvégienne qui essaie d’écraser Munch est comme la société suédoise qui veut écraser Strindberg : c’est notre société qui veut brimer ceux qui cherchent à s’exprimer, où que ce soit et de quelque façon que ce soit. Il n’y a pas le passé seulement, un passé figé sans rapport avec aujourd’hui. Culloden ou Munch, c’est à la fois le passé, le présent et l’avenir. C’est pourquoi je mélange, je fais des liens. Parler d’hier, c’est parler d’aujourd’hui. C’est pareil pour La Commune. L’idée que nous nous faisons du temps est souvent très conventionnelle. » Même s’il dit que La Commune est peut-être son dernier film - il n’a pu concrétiser son projet que grâce à une « opportunité inespérée » : l’accord de Thierry Garrel à La Sept-Arte et l’appui convaincu de Paul Saadoun, directeur de 13 Production -, Peter Watkins n’abdique pas. Et il parle. Contre toute uniformisation de la pensée, contre les médias traditionnels, il dépose avec apprêt ses mots chargés de l’ineffable accent des gentlemen britanniques. « La télévision a imposé des structures narratives totalitaires à la société sans que nul ait eu le temps de réagir, à cause de sa rapidité, de son arrogance et de son côté mystérieux. C’est ça, la "monoforme" : un torrent d’images et de sons, assemblés et montés de façon rapide et dense, une structure fragmentée mais qui donne l’impression d’être lisse. » C’est ce mélange fluide et nauséeux qu’on trouve aussi bien dans les soap operas, les séries policières ou les actualités télévisées. « En dépit des apparences, souligne le réalisateur, la "monoforme" est rigide et contrôlée, elle ignore les possibilités immenses et sans limites du public que les médias estiment immature. » Ce qui est en jeu, tous les films de Peter Watkins s’attachent à le démontrer, c’est le contrôle social et la mainmise du pouvoir. « Les professionnels des médias ont un rôle-clé dans la maintenance des systèmes autoritaires et dans l’escalade des violences physiques, sexuelles et morales. » La télé vision aurait pu être autre chose, un véritable moyen démocratique de communication et d’interaction. « Mais elle est entre les mains d’une élite de puissants courtiers, de magnats, de cadres, de responsables de programmes et de producteurs, qui disposent d’un pouvoir colossal et qui imposent partout leur idéologie mondialiste et commerciale, cruelle et cynique, et refusent, bien entendu, de partager ce pouvoir. Ils veulent être tranquilles pour manipuler les esprits... Partout, ce sont désormais les mêmes images, le même refus de développer une responsabilité, une relation intelligente avec la communauté. » Pour accompagner la pensée unique aurait ainsi été créée l’image unique. Une image intolérante et antidémocratique, qui s’emploie à faire percevoir le public « non comme composé d’individus complexes, poursuit Peter Watkins, mais comme un méga-bloc d’humanité, cible parfaite des publicitaires et des programmateurs obsédés par l’Audimat, cible parfaite pour le capitalisme et l’économie de marché ». Une image et une culture dites « populaires », « mais qui, en réalité, ne sont qu’artificielles et n’ont rien à voir avec le peuple ». Une culture ayant le peuple pour fantasme. Une machine à décerveler Qui est responsable ? Sans hésitation, Peter Watkins répond : la télévision. « Si la télévision avait pris ue direction différente durant les années 60 et 70, la société serait aujourd’hui beaucoup plus humaine et juste, cela ne fait aucun doute pour moi. Les effets des mass media audiovisuels sont énormes, et souvent dévastateurs, d’autant plus que nous n’avons pas voulu en tenir compte et que les systèmes éducatifs n’ont pas rempli leur fonction. La culture de masse qui a été imposée, vulgaire, étroite et brutale, faite de simplisme et de voyeurisme, regorgeant de stéréotypes sexistes et chauvins, vouée au culte de l’argent, doit être tenue pour responsable de bon nombre de désastres. L’impact social de la "monoforme" est dévastateur. » La Commune,c’est pour Peter Watkins une manière de s’opposer à la machine à décerveler. Le film commence par un plan-séquence faisant découvrir le lieu du tournage après la dernière scène, informant que le film a été tourné pendant treize jours en plans-séquences, puis les acteurs se présentent et présentent leur personnage. Nous sommes à la fois en mars 1871 et aujourd’hui. « Nous vous demandons d’imaginer le 18 mars 1871 », est-il signifié ; les regards caméra fusent, comme dans un reportage. On découvre bientôt deux journalistes d’une télévision locale... Le dispositif de tournage, le système de fabrication et le procédé de narration sont explicites. Tout au long du film, par l’artifice, le public est sans cesse renvoyé à sa condition de spectateur, et donc à son sens critique. « J’espère,martèle Peter Watkins, que La Commune sera un outil d’apprentissage pouvant aider à disséquer et à mettre en cause les conventions du cinéma et de la télévision. Ainsi, les textes des cartons, les intertitres, comme ma détermination à ne pas respecter une durée préétablie indépendamment du sujet, sont là pour défier le mécanisme des médias audiovisuels. » Le pari de La Communeest de filmer d’abord des idées, d’incarner de la pensée, en montrant les mécanismes de matérialisation des idées, comment les idées deviennent actes. En résulte un film sur l’idée de la Commune, sur cette idée toujours vivante, où l’on voit le soulèvement parisien non comme un échec mais comme le début d’une réflexion, le commencement d’une conception de la solidarité et de l’engagement. Avec de nombreux parallèles avec notre époque : le racisme, la place et le rôle des femmes, l’inégalité des richesses, la mondialisation, la censure, la faillite de l’école... Il ne faut pas aller voir ce film pour y rencontrer les têtes d’affiche d’alors, les Louise Michel, Jules Vallès et autres insurgés : ce n’est pas le sujet. Tout en étant mû par un grand souci d’exac titude historique, le projet, parce qu’il est protéiforme, est hautement plus ambitieux. C’est la parole populaire, la naissance de cette parole, et la démocratie à l’aube du XXIe siècle. C’est, également, la difficile élaboration d’un discours et d’une démarche collective, car La Commune n’est pas non plus un panégyrique du premier pouvoir révolutionnaire prolétarien : tâtonnements, errements, divergences individuelles et conflits ne sont pas occultés. C’est, encore, la volonté de ne pas réaliser un film « en sens unique » et de repousser les frontières habituelles entre le public et les médias, même si, vigilant, le réalisateur confie qu’il a « conscience de ne pas avoir évité tous les pièges » . « Ce film permet de s’interroger sur cet outil qu’est la télévision, sur la part qu’il peut prendre dans l’intervent ionnisme social, commente le producteur Thierry Garrel. C’est un pavé dans le marigot de la production audio vi suelle. » Insoumis « work in progress » qui se déroule lentement (durant plus de cinq heures !) sous le signe tourmenté de l’espoir en davantage de démocratie. « La durée, affirme encore Thierry Garrel, n’est pas un problème quand le sujet le mérite. Nous sommes prêts à bousculer la grille d’une soirée (2)... » Quant au cinéma, le film, même dans une version plus courte, n’a pas encore trouvé de distributeur (3)... De Lituanie, Peter Watkins ne désarme pas : « C’est la démocratie qui est en jeu. Il faut que les formes alternatives soient reconnues. Il faut que l’enseignement des médias encourage la pensée critique plutôt que d’inciter à la continuation et à la reproduction bête et servile de ce qui existe. Mon film La Commune contribue à ce combat. Il encourage aussi à la lutte révolutionnaire qui est désormais indispensable en cette aurore du nouveau millénaire... »

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