mardi 6 novembre 2018

Le Lambeau de Philippe Lançon, prix Fémina 2018

 

 Paru bien trop tôt pour être sélectionné dans la sélection du prix Goncourt, "Le Lambeau" figure toutefois comme lauréat dans le trio des prix littéraires de la rentrée en remportant le prix Femina.

C’est un livre magistral, revenu d’entre les morts qui se voit ainsi couronné. Publié au printemps, un peu plus de trois ans après l’attentat de Charlie Hebdo, où Philippe Lançon a été défiguré, la mâchoire emportée par une balle, Le Lambeau raconte comment ­ « celui qui n’était pas tout à fait mort » doit cohabiter avec « celui qui allait devoir survivre ».

Tentant de maintenir un lien avec le monde des vivants, décrivant cette béance, tout en racontant son parcours médical vers la reconstruction, Lançon hisse chaque évocation intime au niveau d’une méditation universelle sur notre temps, nos aveuglements : sa plume nous en met plein la gueule ; son visage défait exhibe tout ce que nous ne voulons pas regarder en face ; sa lucidité est une fidélité à l’enfant qu’il fut ; ses souvenirs d’enfance ressemblent déjà à nos souvenirs de guerre. 
C’est ce brûlant journal de deuil que les jurées du Femina ont récompensé.

 Entretien avec Philippe Lançon

Le Lambeau est le récit de votre vie avant, pendant et surtout après l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, attentat au cours duquel vous avez été grièvement blessé. Vous écrivez à ce sujet, « tout était à la fois brumeux, précis et détaché ». Ce livre est-il une façon de dissiper cette brume ?
Il ne dissipe aucune brume. Il explore cette brume et il le fait avec les moyens du bord : dans mon cas, et depuis le début, écrire. C’est un acte de construction littéraire, qui s’accomplit parallèlement à la reconstruction chirurgicale. 

Juste après l’attentat, écrivez-vous, « j’étais un blessé de guerre dans un pays en paix et je me suis senti désemparé ». Dans la suite du livre, vous reparlez peu de cette guerre menée par les islamistes. Considérez-vous que cet ouvrage n’est pas le lieu pour en parler, ou n’avez-vous pas envie d’ajouter votre point de vue à tout ce qui a été dit et imprimé sur le sujet ?
Mon livre n’est pas un essai sur l’islamisme ou sur l’état de l’hôpital, sujets sur lesquels je suis incompétent : c’est un récit et une réflexion intimes. C’est l’histoire d’un homme qui a été victime d’un attentat, qui a passé neuf mois à l’hôpital, et qui raconte le plus précisément, et j’espère le plus légèrement possible, comment cet attentat et ce séjour ont modifié sa vie et la vie des autres autour de lui, ses sentiments, ses sensations, sa mémoire, son corps et sa perception du corps, son rapport à la musique, à la peinture, sa manière de respirer et d’écrire.

De même, à l’exception des articles que vous avez alors écrits, vous restez plus que discret sur les conséquences de l’après-attentat pour Charlie…

L’actualité, dans ce livre, ne m’intéresse pas. Elle n’entrait presque pas dans mes chambres d’hôpital.

Quelques jours après l’attentat, vous êtes une sorte de héros, le président de la République vous rend visite. Plus tard, vous écrivez que vous n’avez pas envie d’être regardé « comme une sorte de colonel Chabert ». Diriez-vous que les survivants dérangent ?

Je ne dirais pas ça. Ce qui dérange peut-être, dans ce monde si rapide, si impatient, c’est le temps si lent, si résistant, parfois presque immobile, dans lequel vivent les patients et les survivants.

Dans votre premier article après l’attentat, publié dans Libération, cette phrase : « Le journaliste, avec sa discipline pavlovienne, venait au secours du blessé pour que le patient puisse s’exprimer. » La volonté d’écrire, de témoigner, de rester journaliste envers et contre tout, a-t-elle été votre « moteur » pour continuer à vivre ?

Pourquoi et comment continue-t-on à vivre ? Je n’en sais rien. Écrire des chroniques en quasi-direct sur ce que je vivais m’a aidé en donnant forme, et donc peut-être sens, à ce que je vivais ; en me détachant, paradoxalement, de moi-même. Écrire ce livre a été un tout autre travail, entrepris plus tard, où mémoire et rêverie ont fait de toute réalité vécue un état de fiction. Je suis journaliste et je suis écrivain, sans hiérarchie. Les deux se sont retrouvés, quoi qu’ils vaillent, parmi les morts, entre les draps et dans ces pages.

Entretien réalisé avec Philippe Lançon à l'occasion de la parution du Lambeau.
© Gallimard.

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