vendredi 10 octobre 2014

Pour que tu ne perdes pas dans le quartier, Patrick Miodiano


Un pan de sa jeunesse exilée dans une maison de lointaine banlieue, Modiano exhume le fantôme d'une femme aimée. Une rêverie déchirante.

Il y a plus de vingt-cinq ans, en 1988, Patrick Modiano publiait Remise de peine, qu'il présentait alors comme « le plus autobiographique de [ses] romans ». Un récit comme une confidence, empreint d'incertitude et de mystère, habité par une sourde menace et effleuré par le chagrin. Au milieu des années 1950, l'histoire de deux enfants d'une dizaine d'années, deux frères orphelins – en réalité non pas vraiment abandonnés, mais confiés pour un an par leur mère, une comédienne engagée dans une interminable tournée théâtrale, à trois amies résidant dans un village des ­environs de Paris. Puisant au répertoire de ses motifs et paysages récurrents, de ses obsessions intarissables, Patrick Modiano a repris pied dans ce moment de son enfance, pénétré à nouveau dans cette maison de la lointaine banlieue, pour en faire l'un des décors de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. L'un des lieux, mais aussi l'une des temporalités d'un roman qui évolue entre trois époques : le présent, la jeunesse, l'enfance de Jean Daragane.

Des décennies, longues comme des siècles, se sont donc écoulées depuis que Jean Daragane a séjourné à Saint-Leu-la-Forêt, alors qu'il était enfant. Nous sommes en 2010, et Jean Daragane, devenu écrivain, désormais sexagénaire, n'y pense plus. Ces temps lointains, il les évite – de peur de voir le chagrin qui y est attaché « se propager à travers les années comme le long d'un cordon Bickford ». Daragane mène une existence solitaire, son téléphone ne sonne plus, il n'écrit plus guère, lit sans fin L'Histoire naturelle de Buffon. Jusqu'à ce que se produise « presque rien. Comme une piqûre d'insecte qui vous semble d'abord très légère. Du moins c'est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer... » Cette « piqûre d'insecte », c'est un carnet d'adresse égaré, bientôt retrouvé, et dans lequel figure un nom, Guy Torstel, qui, comme une formule de magie noire, un talisman, va aspirer Jean Daragane vers le passé. Vers le Paris des années 1950 et 1960. Vers Saint-Leu-la-Forêt et les fantômes de ceux qu'y a croisés jadis Daragane. Sur la trace presque effacée d'une femme nommée Annie Astrand, qui fut naguère pour lui une mère de substitution, plus tard sans doute une amante.

C'est elle, si peu décrite par Modiano, et pourtant si présente, poignante, qui aimante les pensées de Jean Daragane. C'est elle que Patrick Modiano a installée au coeur battant de ce roman parfaitement accompli, grave et, par instants, déchirant – qui pourrait bien être, au fond, un pur roman d'amour. Lorsqu'il avait un peu plus de 20 ans, Jean Daragane avait écrit un roman, son premier, Le Noir de l'été. « Il n'avait écrit ce livre que dans l'espoir qu'elle lui fasse signe. Ecrire un livre, c'était aussi, pour lui, lancer des appels de phare ou des signaux de morse à l'intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu'elles étaient devenues. Il suffisait de semer leurs noms au hasard des pages et d'attendre qu'elles donnent enfin de leurs nouvelles. » Ainsi les romans sont-ils, pour Jean Daragane, comme « ces messages personnels que l'on lance dans les petites annonces des journaux et qui ne peuvent être déchiffrés que par une seule personne ». Les livres sont-ils, pour Patrick Modiano, de semblables bouteilles à la mer ? Sans doute, d'une certaine façon. Mais, au fond, cela ne nous regarde pas.



Aucun commentaire: