lundi 18 juillet 2016

Avenue des mystères de John Irving


Dans ce quatorzième roman, l’on retrouve tous les ingrédients de sa marque de fabrique de John Irving. Il y a un orphelinat, un enfant perdu auquel de bonnes fées tendront la main, un cirque, des embardées à travers la planète, des identités qui se brouillent, des enfers provisoires, des coïncidences surnaturelles et quelques interventions divines.
Juan Diego Guerrero, a vécu deux vies. Une jeunesse aussi miséreuse que miraculeuse au Mexique, au pied d’un gigantesque dépôt d’ordures. Et quarante ans aux Etats-Unis, dans l’Iowa, où il s’est métamorphosé en romancier, un romancier «à l’ancienne» qui met souvent en scène des personnages «aux parcours chaotiques», comme le sien. La cinquantaine bien sonnée, estropié de la jambe droite depuis son adolescence, Juan Diego ne semble vraiment heureux que dans ses rêves, quand il rameute ses souvenirs. Sa grande hantise, c’est d’en être privé à cause des bêtabloquants que son médecin lui a prescrits, des substances qui soulagent son cœur défaillant mais qui altèrent peu à peu sa mémoire.
Malgré tout, elle va fonctionner à plein régime, cette mémoire, avant qu’il ne soit trop tard. Ce que raconte alors Juan Diego, c’est son enfance loqueteuse au Mexique, dans les années 1970. Avec tous les autres niños de la basura – les gosses de la décharge –, son quotidien consistait à trier les déchets sur une montagne d’immondices pestilentielles, à la périphérie d’Oaxaca. Né dans la fange, Juan Diego ne tombe pourtant jamais dans le misérabilisme quand il évoque cette enfance si singulière. Au contraire, comme Oliver Twist ou Tom Sawyer, il y a fait des découvertes et des rencontres providentielles, de quoi nourrir son œuvre de romancier, quelques décennies plus tard.

En de longs flash-back, il se souvient de son travail de «charognard» à la décharge publique, des livres que des prêtres bienveillants y déposaient – ils seront sa seule école, une source d’enchantements –, de ce pick-up qui lui brisa le pied, de la bicoque où il vivait avec sa mère, condamnée à se prostituer, et avec Lupe, sa sœur adorée qui parlait un sabir incompréhensible mais qui, «extralucide jusque dans son sommeil», n’avait pas sa pareille pour se glisser dans les pensées des autres. C’est avec cette petite Cassandre en guenilles que Juan Diego finira par quitter Oaxaca pour rejoindre un cirque ambulant et sa troupe de magiciens. De quoi le faire gamberger sous ces déluges de féerie où il rêvera de devenir un «marcheur céleste» et où Lupe exploitera ses talents de médium avant d’être mordue par un lion – une blessure qui lui sera fatale.
Inconsolable, privé aussi de sa mère – morte en voulant épousseter une statue géante de la Vierge –, Juan Diego sera alors recueilli par le plus improbable des couples: Flor – un travesti, et Edward Bonshaw, un jésuite féru de littérature qui abandonnera le sacerdoce en découvrant ses penchants homosexuels…  Ces deux-là s’aiment, en toute innocence. Autant qu’ils aiment Juan Diego dont ils feront leur fils adoptif au terme d’aventures rocambolesques où Irving s’ingénie à prouver que, même dans les situations les plus saugrenues, l’amour est la seule forme de rédemption ici-bas. L’amour entre les humains mais aussi l’amour des choses sacrées, sous le signe de la Vierge de Guadalupe dont le sanctuaire se dresse à Mexico, sur cette Avenue des Mystères à laquelle le roman doit son titre. On y retrouvera Juan Diego, pèlerin égaré dans une foule de bigots exaltés – scènes hilarantes – avant que ses deux protecteurs ne soient fauchés par le sida à la fin des années 1980, dans l’Iowa, où ils lui ont fait faire de solides études littéraires, prélude à sa vocation de romancier.
Le dernier acte se joue en 2011, lors d’un voyage de Juan Diego aux Philippines. Ce qui l’attend là-bas, c’est l’un de ses confrères – un plumitif insupportable –, mais également ces deux succubes en chaleur qu’il a rencontrées dans l’avion, Miriam et sa fille Dorothy. Elles se glisseront dans son lit à tour de rôle, réveillant en lui de vieux démons à grand renfort de Viagra. Surtout avec Dorothy, qui l’oblige à avaler des doses doubles pour mieux «faire exploser l’échelle de Richter orgasmique». Et c’est dans une modeste chapelle de Manille – encore un signe du ciel – que le destin donnera un ultime rendez-vous au si turbulent héros d’Irving.
Avenue des mystères est un brillant exercice de prestidigitation. Un feu d’artifice où la théologie croise le vaudeville, où le merveilleux vient constamment soulager les tourments des âmes égarées, où l’exotisme se conjugue au réalisme magique le plus flamboyant. Du grand Irving, conteur intarissable, toujours aussi vaillant lorsqu’il affronte la page blanche. Sans avoir besoin de bêtabloquants, et encore moins de Viagra.

John Irving, Avenue des mystères, Trad.de l’américain par Josée Kamoun et Olivier Grenot, Le Seuil, 530 p.





Aucun commentaire: