dimanche 3 avril 2016

Annie Ernaux, Mémoire de fille


«J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue.»
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l’Orne. Nuit dont l'onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années.
S’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd’hui. 
 
 
 Entretien avec Claire Devarrieux pour Libération
 
Annie Ernaux fête ses 18 ans le 1er septembre 1958, mousseux, boudoirs et Chamonix orange. Dans la petite ville de S, elle est la plus jeune monitrice de la colonie de vacances, et la seule à sortir d’une institution religieuse. Elle s’apprête à entrer en terminale dans un lycée de Rouen. Ensuite, une erreur d’aiguillage et «une volonté malheureuse» l’enverront à l’Ecole normale. Mais elle ne sera pas institutrice, et s’inscrira à l’université à l’automne 1960, après un séjour au pair en Angleterre. Mémoire de fille accompagne celle qui s’appelle encore Annie Duchesne de 1958 à 1960, de part et d’autre de l’été à la colonie. Ce sont «deux années de boulimie, de détresse, à cause des hommes», a-t-elle noté dans Se perdre (2001), le journal de Passion simple. Deux années qu’elle a transposées dans Ce qu’ils disent ou rien (1977).

Mémoire de fille affronte pour la première fois les événements de «58», code secret du projet impossible - impossible à affronter, impossible à écrire, ce cheminement faisant partie du récit. Il le leste, et il l’allège, selon la mystérieuse alchimie qu’Annie Ernaux pratique. Cet été-là, c’est la première fois que la jeune fille quitte ses parents, la première fois qu’un homme - il s’agit de «H, le moniteur-chef» - la choisit, et l’emmène dans sa chambre. «Elle n’a pas le temps de s’habituer à sa nudité entière, son corps d’homme nu, elle sent aussitôt l’énormité et la rigidité du membre qu’il pousse entre ses cuisses. Il force. Elle a mal. Elle dit qu’elle est vierge, comme une défense ou une explication. Elle crie. Il la houspille : "J’aimerais mieux que tu jouisses, plutôt que tu gueules !" Elle voudrait être ailleurs mais elle ne part pas.» Il n’y aura qu’une seule autre nuit avec H. Techniquement, elle est toujours vierge, mais «elle décide qu’il l’a déflorée même s’il ne l’a pas pénétrée».

Comme toujours dans les récits d’Annie Ernaux, la honte est originelle, la honte va l’emporter. Mais pas dans ces moments de S où elle s’enivre de liberté. «Depuis H il lui faut un corps d’homme contre elle, des mains, un sexe dressé. L’érection consolatrice.» Même lorsqu’elle devient «un objet de mépris et de dérision» pour les autres moniteurs, elle est encore prise «dans le bonheur du groupe». Elle a écrit une lettre sentimentale à sa meilleure amie, où elle évoque son amour pour H. Le cuisinier a trouvé le brouillon dans la poubelle, il l’a affiché, tout le monde se moque d’elle. La honte s’abattra plus tard. Elle ne mange plus ou mange tout le temps, n’a plus ses règles pendant deux ans. «C’est une autre honte que celle d’être fille d’épiciers-cafetiers. C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir. D’avoir considéré comme une conquête de la liberté sa vie à la colonie. […] Honte des rires et du mépris des autres. C’est une honte de fille.»

Tantôt «je», tantôt «elle», Annie Ernaux tend la main à Annie Duchesne : «La fille de la photo est une étrangère qui m’a légué sa mémoire.» Elle parvient à la rejoindre : «Il me semble que j’ai désincarcéré la fille de 58, cassé le sortilège qui la retenait prisonnière depuis plus de cinquante ans dans cette vieille bâtisse majestueuse longée par l’Orne, pleine d’enfants qui chantaient C’est nous la bande des enfants de l’été.» L’entretien a lieu chez elle, Annie Ernaux est parfaitement détendue, et rit souvent.
Vous arrive-t-il, par souci de véracité, d’inventer un détail, la couleur d’un manteau ?

Non. Si je ne me souviens pas, je n’en parle pas. La couleur des vêtements, des robes, tout cela est absolument juste. Alors pourquoi, quel scrupule… J’ai besoin de ça. Tout au début, quand j’ai commencé d’écrire, je ne parle même pas du texte qui n’a pas été publié, mais des Armoires vides, je n’ai pas respecté l’exacte vérité, quelquefois il y avait un désir de rajouter des détails. Le tournant, pour moi, c’est le livre sur mon père, la Place, et le choix de la mémoire.
La vérité ne naît-elle pas du récit ?

C’est une vérité qui, au fur et à mesure du récit, se dégage. Ce n’est pas le récit qui m’intéresse, c’est ce que contiennent toutes les images du souvenir. C’est une exploration. Je ne cherche pas une interprétation, je tâche de saisir les choses. Je veux me situer dans la mémoire d’un présent sans avenir.
Avez-vous conscience que votre biographe, plus tard, ira vérifier qu’il y avait bien un magasin Eram à Rouen ?

Oui. Rue du Gros-Horloge !
Votre professeur de philosophie ne s’appelait-elle pas Janine plutôt que Jeanne Berthier ?

Je suis à peu près certaine. On peut vérifier tout de suite dans mon livret scolaire [il est immédiatement accessible, rangé dans le secrétaire du salon, tiroir du haut, ndlr]. Les professeurs ne donnent pas leur prénom. Elle signe J. Bertier. Est-ce que je l’ai bien écrit ? Aïe, j’ai mis un h.
Est-ce qu’on découvre, en écrivant, des choses qu’on avait oubliées ?

Ce n’est pas la mémoire, mais l’écriture qui compte. C’est ce qu’on fait avec les images de la mémoire. Elles sont là, mais c’est la main qui tient la plume qui va les faire exister. Ces images, sans doute sont-elles fixées depuis longtemps. Je pense qu’il y a quelque chose qui est perdu définitivement. Il y a les enchaînements qui sont perdus, entre les images.
On n’écrit pas pour les retrouver ?

Non. L’image est là, elle existe, mais à l’état de latence. Avant d’écrire, j’ai l’impression qu’elle n’existe pas. Elle naît de l’ordre des mots choisis, c’est du travail, mais pas du travail stylistique, il s’agit de l’accord entre la chose ressentie et les mots. C’est pour tout le monde pareil, cet accord à trouver qui me permette de penser : c’est ça. C’est le sentiment que j’ai éprouvé en écrivant la première nuit avec H, d’être allée au bout des possibilités de dire ce que c’était. Je ne l’avais jamais fait, je n’avais jamais écrit cette nuit. Je suis allée au bout, et après, je n’ai rien changé. Chaque phrase est cet ajustement des mots et de la sensation. L’image n’existe pas pour moi sans sensation. C’est normal. Il n’y a pas de mémoire sans sensation. On retient les choses qui vous ont impressionné. C’est ce qui permet ensuite à la mémoire de les retrouver. Mais moi, je fais la démarche inverse. Puisque j’ai cette image, je cherche quelle a été la sensation, que je vais traduire par les mots.
Avez-vous relu Ce qu’ils disent ou rien ?

Non. J’ai laissé de côté ce récit - ce roman - d’il y a trente ans. Je ne pouvais pas dire les choses, à cette époque-là. Je venais de publier les Armoires vides, j’avais commencé d’écrire la Place, mais j’étais bloquée. Il fallait que j’écrive très vite un autre livre pour me sentir à peu près bien. Je suis partie sur l’été, la rencontre amoureuse, mais en transformant. C’est le monologue de quelqu’un d’autre.
Vous terminiez Se perdre(2001) par l’expression : «Ce besoin d’écrire quelque chose de dangereux pour moi…» C’est toujours le cas ?

L’écriture, si elle n’est pas une aventure, une aventure de l’être, un engagement, c’est rien. Si on ne pense pas qu’on peut mourir après, ça ne vaut pas le coup d’écrire.
Vous avez souvent parlé de «58», comme d’un moment terrible, jamais élucidé.

C’est quelque chose de fermé, de nodal. J’y reviens aussi dans l’Atelier noir [journal d’écriture, Editions des Busclats, 2011], c’est très présent, je me demande à quel moment je vais l’écrire. C’est un projet ancien. Ce qu’ils disent ou rien est nul et non avenu pour ce qui est de la réalité, de la recherche. Je n’irai jamais plus au bout que dans ce livre-là, Mémoire de fille. Je me prenais souvent à dire : je n’y arriverai pas. Parce qu’il y a trop de choses qui touchent la sexualité, dans sa nudité, dans son animalité, dans son, comme disait Breton, «noyau de nuit». Et puis cette microsociété, entre jeunes, l’importance que ça a quand on est adolescente.
Comment est-elle, cette fille de 1958 ?

Il y a des tas de choses que j’ai découvertes en écrivant. Je ne suis jamais sortie de mon trou. Je n’ai jamais quitté mes parents. Se dire ça comme ça. Je n’ai jamais passé une nuit avec quelqu’un que je ne connais pas, dans un endroit nouveau. Ce sont des choses que je n’avais pas perçues jusqu’à présent. C’est important, cette scène où je suis avec ma mère sur le quai de la gare de S. Quels sont les sentiments, c’est très facile à retrouver : je voulais foutre le camp, et qu’elle me laisse tranquille. Elle n’a pas eu de train le soir ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ! Dans ce lieu, je/elle n’a pas de culpabilité. Quand les parents viennent me voir, avec mon oncle et ma tante, que je n’ai pas vus depuis plus d’un mois, et débarquent dans la 4 CV, c’est comme si je ne les avais pas vus depuis dix ans.

A la fin du livre, je pars en Angleterre. C’est une scène symétrique avec la précédente, ma mère veut m’accompagner - une fois de plus - jusqu’au bateau, mais c’est interdit, et c’est le sentiment inverse, le chagrin de la séparation. C’est en écrivant que je le découvre. Je ne démontre pas. Ce n’est pas une histoire écrite à l’avance. C’est l’écriture qui fait exister vraiment les choses, qui les sauve, aussi. C’était important de sauver ma perte, ces deux ans assez horribles. Tout passe par le corps, l’envie de manger, la boulimie, qui conduit à voler des bonbons dans le placard des gamines, et puis l’aménorrhée, qui est une exclusion du féminin. C’est le corps sans âge. Et de se dire que peut-être ça ne reviendra jamais, je serai peut-être toute ma vie boulimique - le mot, je ne le connais pas. Est-ce que je serai toujours une fille qui se goinfre, et une fille qui ne voit jamais le sang. Il faut vivre avec ça. Et puis il faut penser à un métier. Et puis ça va durer longtemps, parce que j’ai 18 ans, parce que j’ai 19 ans, et la vie qui est devant moi ne m’intéresse pas.

Ce sont des années blanches. Il fallait les sauver. D’être écrites, de m’avoir traversée, elles se dissolvent dans ces consciences dont j’imagine qu’elles peuvent me lire. Du moins que ce temps-là ne soit pas perdu. Que ces deux années n’aient pas disparu, qu’elles existent, avec le monde autour, ces années 50. Je ne cherche pas du tout à faire revivre une époque, mais les détails sont là, dont il faut bien parler.
Il y a des chansons, notamment celle de Dalida…

C’est mon roman, la chanson. Mon histoire, c’est l’histoire d’un amour donnait du sens à ce que je vivais alors, un sens collectif. Comme la vérité du monde. La vérité du monde, c’est l’amour. Je me jette alors sur l’amour, sur l’idée de l’amour, comme une affamée, en refusant de voir la réalité, en la voyant quand même. C’est vouloir se perdre. Pas seulement perdre sa virginité. Se perdre. Quelque chose qui est plus grand que moi. Et qui fait, naturellement, que je ne comprends rien aux sarcasmes, aux moqueries, je les trouve complètement injustifiés.

Ma force est la question centrale : d’où me vient qu’il n’y ait pas de honte ? Est-ce le fait d’avoir été jusque-là complètement à l’écart des garçons ? Je ne connais rien à ce qu’on appellerait maintenant la domination, l’hégémonie masculine, totalement acceptée par la société, inébranlable à ce moment-là. Les filles doivent se tenir à carreau, avoir de la conduite. Les garçons sont encouragés à être des coqs. Ils ne le sont pas tous, certains ont du mal à être conquérants. Je pense que cette force vient, paradoxalement, d’une ignorance des rapports des sexes. Les garçons des milieux populaires, je n’y pense pas, je suis déjà une transfuge de classe. En revanche, les moniteurs ont fait un minimum d’études, ils ont du prestige. Et puis, tout simplement, c’est mon éducation. Je suis habituée à considérer que je suis une élève brillante. Il me semble qu’on ne peut pas juger une fille amoureuse. Je suis dans cette croyance que j’ai le droit de l’être.
L’éducation sexuelle a-t-elle changé grâce ou à cause d’Internet ?

Cette fille, à 18 ans - moi -, n’a jamais vu un sexe, même pas en peinture. Longtemps je n’ai pas su ce qu’étaient des testicules. Internet change tout, on a une connaissance de la sexualité. Mais il y aura toujours ce gouffre entre la connaissance et la réalité des corps, la réalité de comment ça se passe. Ça restera l’événement, autant pour un garçon que pour une fille, cette rencontre qui peut être progressive, la découverte de l’autre.
Internet a-t-il modifié votre rapport aux encyclopédies et dictionnaires ?

De manière générale, oui, mais je continue de consulter le Grand Robert, tous les volumes, qui datent un peu, mais j’ai une fidélité à ça. Pour la recherche, Internet est tout à fait extraordinaire. De retrouver des noms. Et de voir la localisation. C’est ce qui m’a paru le plus effrayant. Moi, je suis là, derrière mon écran, et, cinquante ans après, de me dire : il [l’initiale H du livre, ndlr] est là. Trouver la photo de ses noces d’or, c’est un gouffre. On transcende le temps. La mémoire, dit Ricœur, est garante de la profondeur du temps et de la distance temporelle. Mais maintenant, Internet vous apporte cette profondeur du temps. Cela rendait ce livre différent à écrire, de savoir que leur existence, à certains, était réelle. D’où le désir d’appeler au téléphone, du moins d’en caresser l’idée. On se la joue, comme on dit, on joue la scène, on s’entend dire : je fais une enquête sur les colonies de vacances des années 50 et 60… Internet apporte tellement de changements. Même dans l’écriture, les livres. L’ordinateur me donne la possibilité de corriger sans arrêt. Je retravaille beaucoup, alors ce n’est pas un gain de temps, c’est perfectible à l’infini, j’y passe beaucoup plus de temps qu’avant.
Mémoire de fille, c’est le livre le plus important depuisles Années ?

Je suis d’accord. L’Autre fille (Nil, 2011) a été important, mais pas comme ça.
C’est étonnant que vous n’ayez jamais eu le Goncourt…

Avec quoi ? Les Années ? Comment vous expliquer. C’est le genre d’ambition que je n’ai pas. J’ai eu la grande surprise, pour moi quelque chose d’extraordinaire, que la Place ait le prix Renaudot, en 1984. Un tout petit texte comme ça, je ne m’y attendais pas. Il a été publié en janvier, il a eu le Renaudot en novembre, il a eu ce chemin, c’était tellement important. J’en suis restée là.

J’écris sans doute des livres un peu atypiques, qui ne se ressemblent pas, même si c’est toujours la même matière, ce sont des formes différentes. J’ai 75 ans, si c’est pour pousser un livre l’un après l’autre, pour exister, non, il y a des choses plus agréables à faire. Il y a aussi beaucoup de choses que je n’aime pas. Le «Quarto» [Gallimard, 2011] c’est bon, je l’ai fait. Mais se replonger par exemple dans les lettres que j’ai reçues, non ! Continuer de vivre, c’est continuer d’écrire en cherchant. Il n’y a que ça.
Quels conseils donnez-vous aux jeunes écrivains ?

Vraiment de ne pas chercher à plaire. D’aller au bout de l’histoire qu’ils possèdent en eux, et de ne jamais avoir de complaisance envers ce qu’ils écrivent. Je leur conseille de lire beaucoup. En même temps, il y a de jeunes écrivains, des filles et des garçons, qui ont déjà une voix. Quand on écrit, on tombe tout de suite dans un marché. Je suis frappée par le désir de certains jeunes auteurs, très pressés d’être reconnus, d’exister. Tous ces textes mis sur Internet, un phénomène qui se répand, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne méthode. Vous trouvez toujours des gens qui vous disent que c’est bien, alors vous êtes content. On ne va pas jusqu’au bout de sa propre vérité, qui peut d’ailleurs être dans l’imaginaire. Première chose, lire. Et ne jamais se décourager. Encore que je comprenne qu’on se décourage. J’ai une longue «vie littéraire» derrière moi, et je vois combien ça reste hasardeux d’écrire.

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