Une ovation debout, d’une durée inhabituelle en de tels lieux, a salué le discours de réception du prix Nobel de littérature prononcé par Patrick Modiano ce dimanche en fin d’après-midi dans les locaux de l’Académie suédoise à Stockholm. Il est vrai que l’exercice a rarement donné lieu à tant d’humilité dans l’expression de la pensée, mêlée à une telle qualité dans l’écriture. Il se déroula selon la tradition, c’est à dire sans protocole particulier ni lambris ostentatoires, l’écrivain se tenant debout derrière un pupitre sur une estrade, face à quelques centaines d’invités, de personnalités suédoises et de journalistes venus de partout, les uns et les autres suivant sur une copie du texte dans leur langue remise juste avant à l’entrée.
Aussi émouvant qu’ému, éprouvant une puissante appréhension à l’idée de se retrouver pour la première fois devant une si nombreuse assemblée (généralement, son bégaiement et le processus d’inachèvement de ses phrases s’enclenchent dès qu’il doit faire société avec plus de deux personnes à la fois), il s’avoua d’emblée comme relevant de la catégorie des romanciers plus doués à l’écrit qu’à l’oral, ce qui est un euphémisme s’agissant du plus célèbre hésitant de France. Lui qui a une forte conscience d’appartenir à ce qu’il appelle « une génération intermédiaire« , il s’est dit d’une époque au sein de laquelle on ne laissait pas parler les enfants ; et quand on les laissait, on ne les écoutait pas ; d’où sa volonté d’écrire. Puis il a évoqué le travail du romancier, s’aidant de nom
breuses métaphores, picturales, musicales, artisanales, en tout cas artistiques, un travail proche de celui du fresquiste, solitaire et haut perché.
Il fut question du livre comme d’une longue fuite en avant, de la distance à laquelle se tient le romancier, de son pouvoir d’identification à ses personnages (et tant pis si Flaubert n’a jamais vraiment dit « Mme Bovary, c’est moi »), de l’invisible complicité entre le lecteur et l’auteur, de sa propre vocation de poète raté (« c’est avec de mauvais poètes que l’on fait de bons prosateurs »), de la topographie des métropoles et de l’influence des « plis sinueux des grandes capitales« (Baudelaire) sur l’imaginaire des écrivains, de son enfance énigmatique avec ses lieux et ses personnes mystérieuses qui constituèrent la matrice de son oeuvre, de la rêverie et du somnambulisme, des nouvelles incertitudes de la mémoire d’aujourd’hui, et de sa propre naissance due au Paris de l’Occupation. Outre Mandelstam et Edgar Allan Poe, il cita « Les cygnes sauvages à Coole » (The Wild Swans at Coole, 1916), un poème de Yeats, l’une de ses grandes admirations :
« Le dix-neuvième automne est descendu sur moi/ Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;/ Je les vis, avant d’en avoir pu finir le compte/ Qui (et non : ils) s’élevaient soudain/ Et s’égayaient en tournoyant en grands cercles brisés/ Sur leurs ailes tumultueuses/ Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles/ Majestueux et pleins de beauté./ Parmi quels joncs feront-ils leur nid,/ Sur la rive de quel lac, de quel étang/ Enchanteront-ils d’autres yeux lorsque je m’éveillerai/ Et trouverai, un jour, qu’ils se sont envolés ? Le dix-neuvième automne est descendu sur moi/ Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;/ Je les vis, avant d’en avoir pu finir le compte/ Ils s’élevaient soudain/ Et s’égayaient en tournoyant en grands cercles brisés/ Sur leurs ailes tumultueuses/ Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles/ Majestueux et pleins de beauté./ Parmi quels joncs feront-ils leur nid,/ Sur la rive de quel lac, de quel étang/ Enchanteront-ils d’autres yeux lorsque je m’éveillerai/ Et trouverai, un jour, qu’ils se sont envolés ? » (Traduction de Jean-Yves Masson, tirée de l’ »Anthologie bilingue de la poésie anglaise », La Pléiade)
Il eut également une pensée pour « mon cousin lointain Amedeo Modigliani », parenté dont on se souvient pas qu’il l’ait souvent citée, peut-être parce que cela le ramène à son propre frère disparu, Rudy Modiano, sa blessure la plus intime, enterré à quelques tombes du peintre : on ne peut regarder l’une sans apercevoir l’autre dans la perspective. Patrick Modiano n’aura jamais été aussi loin dans le dévoilement de son art poétique. Il l’a fait avec un luxe de détails, une précision, une finesse, une discrète culture et une intelligence rares dans ce genre d’intervention officielle.
Au fond, et c’est lui qui la premier qui en a fourni la clef en rendant hommage à Eugène Sue, on pourrait ceindre l’ensemble de son oeuvre d’un bandeau « Les mystères de Paris ». Une vingtaine de romans pour dire la forme d’une vie à travers la forme d’une ville, les siennes, ville à laquelle il doit tout et qui lui devra tant. Vêtu d’un strict costume noir, le cou noué d’une cravate noire sur sa chemise blanche, il lut son texte calmement, d’un trait, face à un public au premier rang duquel on reconnaissait sa femme, ses filles, les Gallimard, Bernard Pivot…. « Confusion » et « brouillard » furent bien prononcés, mais pas un seul « c’est bizarre… ». Et pas la moindre hésitation. Le roi Modiano avait réussi son premier et dernier grand discours.
Samedi, lors de la traditionnelle conférence de presse, le 15 ème Français récompensé par le prix Nobel de littérature, 69 ans, s’était lancé dans une surprenante digression sur les rapports entre la littérature et l’internet. Se montrant optimiste sur la capacité des lecteurs à trouver « des choses romanesques » sur la Toile, il a rappelé son appartenance à une génération de l’immédiat après-guerre pour laquelle la lecture était plus facile car « le temps était interminable », situation plus propice à la rêverie dont on sait qu’elle s’harmonise mieux avec l’imaginaire, donc la littérature. Les réseaux sociaux n’étaient d’ailleurs pas absent de cette analyse dont il n’est guère coutumier, du moins publiquement, en estimant que la part de mystère propre à leur imaginaire avait partie liée avec … le roman policier ! (et pourquoi pas…). On ne voit guère Patrick Modiano face à un ordinateur. Lui-même reconnaît que l’instrument lui oppose une certaine résistance :« J’ai cherché à savoir ce que quelqu’un était devenu, mais Internet ne me donnait pas de réponse», a-t-il avoué avant de se lancer dans un développement bien dans sa manière sur le rôle à venir de la mémoire dans un monde dominé par le culte de l’immédiat où tout disparaît tout le temps avant de réapparaître sous forme fragmentée. .
Prochaine étape : mercredi toujours à Stockholm pour recevoir le prix des mains du roi de Suède, Carl XVI Gustaf, en même temps que les autres lauréats 2014, à l’exception de ceux de la paix qui le reçoivent à Oslo. Une mondanité après le plus difficile : l’écriture de ce qui demeurera comme l’un des plus beaux « Discours de Suède ».
Pierre ASSOULINE La République des livres
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