jeudi 17 juillet 2014

mort de Charlie Haden




Charlie Haden, acolyte de Keith Jarrett, est mort vendredi à Los Angeles des suites d'une longue maladie, indique EMC, sa maison de disque.





Né à Shenandoah (Iowa), le 6 août 1937, Charlie Haden s'est éteint le 11 juillet 2014 à Los Angeles, « des suites d'une longue maladie » a indiqué sa maison de disque, entouré de sa femme, la chanteuse Ruth Cameron et de ses enfants. Contrebassiste, compositeur, leader naturel, instrumentiste fondamental du siècle, son action en musique est indémêlable de l'idée de libération : libération de l'instrument, libération du « jazz », libération politique des formes et des préjugés. Le tout sous l'air naïf d'un natif du fin fond de l'Amérique.

AUDACE ET ÉMANCIPATION

Liberation Music Orchestra, sous banderole de manif rouge vif tenue par Carla Bley et lui-même, tel est le nom, en 1969, de son collectif free sur répertoire de chants militants : enregistré à treize, mélange de chants guerriers, collages, lyrisme révolutionnaire et tutti emballants, Carla Bley, pianiste, en signe les arrangements. C'est de loin le groupe qui colle le mieux à l'époque. Le son qui la dit du plus profond du son de la contrebasse : Song For Che est à la hauteur du Sang du Che du peintre Rebeyrolle. À la hauteur de Hugo et de Goya.


Charlie Haden souffrait ces derniers mois d'une résurgence de la poliomyélite contractée à l'âge de 16 ans. Affectant son larynx et ses cordes vocales, la polio l'avait détourné d'une carrière de chanteur. Son tout dernier album publié, un duo avec Keith Jarrett tristement intitulé Last Dance (ECM, 2014), fait suite à Jasmine. Mêmes qualités, même succès : la note toujours jouée au fond, un « drive » irrésistible, le goût des belles mélodies, du jeu ensemble, et des rythmes bondissants.

Récemment, quand Jean-Philippe Allard, l'un de ses producteurs, appelait Charlie Haden pour le féliciter (« numéro 1 aux USA ! »), il mobilisait toute son énergie pour laisser entendre : « Yeah, Man, number one, mais surtout, c'est de la très belle musique… » Il aimait le succès autant que l'audace, l'audace autant que l'émancipation.


Son prochain album, éblouissant concert en duo avec le guitariste Jim Hall à Montréal, doit sortir fin septembre 2014. À la fin du mixage, en octobre dernier, Charlie avait demandé qu'on lance, en studio, un album de Bill Evans (piano) en trio avec Paul Motian, son partenaire dans le premier trio de Keith Jarrett, et Scott La Faro, son alter ego à la contrebasse, mort en 1961.

UNE JEUNESSE EN MUSIQUE

Et là, hors séance, il joue tout le disque avec « Scottie », son ami de cœur. Ils habitaient ensemble à Los Angeles au début des années soixante : Haden, le son tellurique, les positions graves, la ligne de fond, plus ces triolets de noires, ces passages au modal, qui le rendent unique. Scott La Faro, disparu si jeune, le premier à jouer la contrebasse en virtuose ailé, comme un guitariste flamenco. Les deux ensemble, inséparables, dans l'album Free Jazz d'Ornette Coleman en double quartet (1960). Album manifeste, d'expérimentation technologique (la stéréo), de folie savante et de liberté réfléchie, qui fit l'effet d'une déflagration.

Si Charles Edward Haden, dit « Charlie », se met sur le tard à la contrebasse, auprès des meilleurs maîtres (Red Mitchell), c'est pour perfectionner une jeunesse en musique dans une famille de musiciens. À 22 mois, il avait fait ses débuts dans le programme radio du Haden Family Show. Ainsi avait démarré le grand novateur de l'instrument Oscar Pettiford, dans une réserve indienne de l'Oklahoma. Amérique profonde comme un mi grave de contrebasse.

LA VOIX DE L'ORCHESTRE

Le Middle West de Charlie Haden, ce serait plutôt une réserve de Blancs racistes. Sans rien ignorer de la réalité, Haden restera sensible à toutes les tonalités des musiques étatsuniennes : hillbilly, country and western, r'n'b, jazz sous toutes les coutures, Charles Ives, John Cage, etc. À 18 ans, il pique la contrebasse de son frère aîné pour accompagner les disques de Charlie Parker. Il connaît tout des ciels du Missouri – il en fera œuvre avec Pat Metheny, en 1997 : Beyond The Missouri Sky.

D'un instrument aussi subalterne que moqué, la contrebasse, Charlie Haden aura fait une actrice de premier plan. Il est n'est pas le premier, loin de là, mais lui, en a eu conscience et l'a voulue au centre. Conscience qui ne diffère en rien de sa conscience politique. D'un instrument encombrant dont on n'a jamais su trop quoi faire, Charlie Haden aura fait la voix fondamentale et visible de l'orchestre.

Loin d'être l'autodidacte que l'on invente, il suit les cours du conservatoire d'Oberlin (Ohio), et se rend à Los Angeles, séduit par le programme jazz du Wetlake College of Modern Music. Red Mitchell est son mentor, Scottie son cothurne, il joue avec Art Pepper, Paul Bley, Elmo Hope, Dexter Gordon, Hampton Hawes. Plus tard, la contrebasse a ceci de pratique, il croisera toute la planète du jazz. De 1959 à 1962, il participe aux premiers quartets d'Ornette Coleman et à la session historique de Free Jazz, A Collective Improvisation, sous couverture de Jackson Pollock.

DES ANNÉES DE FEU

Canal de gauche : Eric Dolphy (anches), Don Cherry (trompette), Ed Blackwell (batteur), Charlie Haden. Canal historique : Ornette Coleman (alto sax), Freddie Hubbard (trompette), Billy Higgins (batterie), Scott La Faro. Symphonie d'un nouveau monde. Catastrophe apprivoisée. Ornette nomme sa théorie, l'harmolodie. Délire de fiel des commentateurs haineux de l'époque. Pour Charlie, ces années de feu se paient au prix coûtant. Sous la pression d'Ornette, il procède à une de ses premières cures de désintoxication, à Fort-Worth, Texas, ville natale de Coleman et de son voisin en pauvreté, Dewey Redman. Il s'éloigne de la scène et revient à la fin des années 1960. On le retrouve impliqué dans tous les groupes joyeux, militants, d'avant-garde. Gauchisme du combat pour les droits civiques, violente critique de la politique extérieure des USA, etc.

Don Cherry, Gato Barbieri, Dewey Redman, Mike Mantler, Roswell Rudd, Perry Robinson, Bob Northern, Howard Johnson, Paul Motian, Andrew Cyrille, Sam Brown et Carla Bley (Liberation Music Orchestra), ce n'est pas un orchestre, c'est un programme, un tract phénoménal, la fureur structurale de Free Jazz, alliée avec la révolution et ses chansons.



La formule reviendra souvent (Ballad of The Fallen), notamment en Europe, avec de nouvelles recrues (Tom Harrell). Au début des années 1970, Haden collabore avec Alice Coltrane, Keith Jarrett, et participe à la musique du Dernier tango à Paris que Bernardo Bertolucci confie au sax ténor argentin Gato Barbieri. En 1971, avec son air d'éternel adolescent et de boutefeu, comme sont parfois les timides, Charlie ouvre, en toute innocence, un concert à Lisbonne alors sous la dictature de Salazar, d'une petite déclaration en faveur de la libération des peuples de l'Angola et du Mozambique. Hop, on lui retire la contrebasse et on le met au trou.

1976 voit la sortie de Golden Number, série de duos polymorphes, stupéfiants –Haden avec Keith Jarret, Alice Coltrane, Ornette Coleman, Archie Shepp, Paul Motian, Hampton Hawes. Résumé de plusieurs vies de musiques sans dogmatisme.

LE « SIDEMAN » LE PLUS RECHERCHÉ

Old and New Dreams est le quartet d'inspiration colemanienne qu'il fonde avec Don Cherry. En 1979, grise époque, le quartet se produit à la Mutualité, salle parisienne réservée aux meetings politiques. Lors d'un chorus de Charlie Haden, toujours cette main gauche faussement archaïque et pourtant délurée, la droite, dans le sens de la modernité ; toujours cette économie de moyens ; toujours le même goût des tensions, les 9e mineures qui font croire à quelque fausse note, les quintes diminuées ou augmentées. Lentement, sourdement, comme une lame de fond, un murmure changé en acclamations s'est élevé des profondeurs de l'auditoire. Une parole passait, un ange, un impénétrable mystère, celui de la musique même et de l'espoir. Etonnant que personne ne parle davantage de cette lente salve qui eut des résonances inouïes.

Joe Henderson, Abbey Lincoln, Stan Getz, Jane Ira Bloom, Geri Allen, Lee Konitz, Garbareck, Gismonti, Pat Metheny, Michel Portal, Chet Baker, John Scofield, Kenny Baron, Gonzalo Rubalcaba (sublime album, Nocturne, 2001) : Charlie Haden devient, grâce à ses producteurs Allard et Daniel Richard, le « sideman » central le plus recherché. Il faut dire qu'il est aussi un compagnon de route parfait : compliqué, impitoyable sur la musique, et pratiquant un humour ficelé de non-sense et d'art du bizarre que l'on ne connaît qu'à lui.


MINIMALISME GÉNÉREUX

Au milieu de cent mille entreprises dictées par l'audace, l'amour de la musique et l'anxiété, le quartet West avec le sax Ernie Watts, reste le repère. Le phare. Le point de gravité de toutes les épreuves. Toujours le même goût du grave, des graves, du minimalisme généreux. Charlie n'aura pas eu à lutter seulement contre son larynx et ses cordes vocales. Ses oreilles lourdes d'acouphènes, l'obligent assez tôt à toute sorte de protections. Il fait de ses combats les conditions de sa recherche : exigence, exactitude. Sachant allier le répertoire populaire aux formes les plus savantes, et leur résultante au déchaînement le plus débridé.

Après avoir pratiqué longtemps une Pöllman orangé sombre à tête de lion, Charlie Haden jouait d'une Jean-Baptiste Vuillaume extraordinaire (1840), sans la fairevoyager. Sa basse de voyage est signée Jean-Auray, le luthier de Villefranche-sur-Saône. Depuis longtemps, contre toute tendance, il montait ses basses en cordes d'authentique boyau. Au moins le sol et le ré. Imposant par là une sophistication du son et de l'amplification à laquelle les ingénieurs ne sont plus habitués. En trio avec Keith, il jouait Bob Dylan. Ses enfants se sont produits dans des groupes de rock (Spain, The Rentals, That Dog). Il n'a pas aimé la reprise de Song For Chepar Robert Wyatt. Iggy Pop ou Ian Dury ne jurent que par lui. Dans la vie d'un contrebassiste, d'un inventeur, comme Charlie Haden, qui n'est que musique, rien n'a pas d'importance.

Francis Marmande
Journaliste au Monde


LE MONDE | 12.07.2014 



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