lundi 22 octobre 2012

La rigole du diable




Photos Papou


Extrait de Les Pierres et légendes du Limousin, Ethnologia n°65-68, "Rigole et rocher du diable", François Guyot, Société d’ethnologie du Limousin et de la Marche, 1994 :



 
"La légende de la Rigole du diable, fort connue dans le pays, est basée sur l’existence d’un monastère à Châtain. Voici cette légende : Les moines du Châtain, qui s’occupaient beaucoup d’agriculture et surtout d’irrigation (comme d’ailleurs presque tous les religieux d’alors), voulurent utiliser l’eau du ruisseau de la Mazure par un canal de dérivation prenant au lieu connu aujourd’hui sous le nom de "la Planche au ramier". Ce canal devais suivre le flanc des montagnes, au-dessus et à gauche du Thaurion, et aboutir à Châtain, où l’eau serait utilisée très avantageusement pour transformer en prairie une étendue de terrain considérable. C’était une entreprise de longue haleine et fort coûteuse, non seulement à cause de la nature du sol à traverser, qui est littéralement jonché de rochers. En plusieurs endroits, il était indispensable de pratiquer des tranchées à travers la roche d’un granit excessivement dur.



Les moines reculaient devant la dépense, lorsqu’un moine fort âgé, qui jouissait dans le pays d’une réputation de sainteté bien établie, promit au prieur d’amener gratis à Châtain les eaux du ruisseau de la Mazure ; il entendait, dit-il, faire exécuter les travaux par le diable, considérant comme œuvre pie de forcer Satan à seconder les desseins des serviteurs de Dieu. Le prieur, plein de confiance dans son vénérable frère, lui donna carte blanche.



 
Aussitôt la nuit arrivée, le moine s’enferma dans sa cellule, où sur son appel Lucifer ne tarda pas à paraître. Le Diable pris engagement d’établir un canal de dérivation du ruisseau de la Mazure, depuis la Planche au ramier jusqu’à Châtain. Ce travail devait être exécuté depuis minuit jusqu’à l’aube. On convint que l’aube serait annoncée par le chant du coq. Si le travail n’était pas terminé au moment où le coq chanterait, Satan ne recevrait aucun salaire, et le monastère profiterait sans bourse délier des travaux exécutés. Si au contraire l’oeuvre était achevée avant le chant du coq, le travail devrait être payé, et à titre de rémunération les âmes du prieur et des moines seraient la proie du Grand Tentateur. L’âme du vieux moine était seule en jeu, disait Satan, car celles du prieur et des autres moines lui appartenaient bien déjà.

Photos Papou

Marché conclu et minuit sonné, le Roi des Enfers se mit au travail. Il appela sur les bords du Thaurion une armée de diablotins, et bientôt les détonations succédèrent aux détonations. On entendait les coups de mailler des mineurs ; la poudre, la dynamite (car le diable connaît d’avance nos découvertes) perforiaent la montagne ; les rochers éclataient, et leurs fragments amoncelés couvraient le lit du Thaurion. le canal de dérivation (la rigole) prenait figure.



Que faisait cependant le moine téméraire ? Enfermé dans sa cellule, plongé dans l’obscurité, il avait placé sous clef dans une armoire un coq magnifique, un de ces beaux coq dont la queue est si recherchée par les pêcheurs du Thaurion. Puis s’étant mis en prières.



Au bruit des détonations qui ébranlaient la montagne, le prieur fut saisi de crainte. A sa demande le vieux moine lui apprit le marché conclu avec Satan, marché que l’Ennemi du genre humain était en train d’exécuter. Voyant le prieur tout effaré, le vieux moine lui dit : "Tranquillisez-vous et laissez-moi prier en paix".

 
Cependant la nuit s’avançait et la rigole était aux trois quarts ouverte. On ne pouvait distinguer les ouvriers, mais on entendait le grondement du tonnerre, le roulement des rocs bondissant dans l’abîme, et la rigole s’allongeait, s’allongeait ! A cette vue les moines prirent peur. Ils se crurent irrémissiblement damnés. Bien avant l’aube, pensaient-ils, la rigole sera terminée. le prieur courut de nouveau à la cellule du vieux moine : "O mon père, lui dit-il, qu’avez-vous fait ! Vous nous avez perdu." - "Rester en repos, dit le moine, et laissez-moi prier en paix".

 
Enfin la rigole avait traversé la montagne. Elle était près d’atteindre les terres du Châtain. Les moines affolés n’y purent tenir et vinrent en foule assiéger le saint dans sa cellule, le suppliant de les arracher aux flammes de l’Enfer, s’il en était encore temps. "Vous le voulez, dit le saint moine, mais cous cous repentirez de votre impatience".



Alors, comme la cellule était restée toute la nuit plongée dans les ténèbres les plus épaisses, il alluma un flambeau et le présentant vivement ) la serrure de l’armoire où était enfermé le coq. Voyant la lueur, se croyant à l’aube naissante, le coq chanta.

 
Aussitôt, un bruit effroyable se fit entendre au-dessus du Thaurion. La légion infernale s’envola en vomissant des imprécations, lançant des éclairs, faisant éclater au dernier moment tous les tonnerres dont elle disposait. Satan, perché, lorsque le coq chanta, sur un rocher où il dominait toute la scène et dirigeait son armée de travailleurs, frappa du pied si violemment que le rocher montre encore aujourd’hui l’empreinte du pied du Roi des Enfers. On le nomme le Rocher du Diable, comme le canal de dérivation est connu sous le nom de Rigole du Diable.

La parole du vieux moine fut justifiée par la suite. Pour une raison ou pour une autre, la rigole ne fut pas terminée et ce travail presque gigantesque ne fut pas utilisé."






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