jeudi 5 octobre 2017

Irving Penn au Grand Palais, 21 sept 2017, 29 janvier 2018



   C’est LE grand photographe de la mode et des stars de tous genres : Audrey Hepburn, Richard Burton, Truman Capot, Marcel Duchamp, Anaïs Nin… tous sont passés devant l’objectif de son appareil Rolleiflex. La première rétrospective après la mort d’Irving Penn en 2009 ouvre ce jeudi 21 septembre ses portes au Grand Palais à Paris. 235 photos nous livrent toutes les facettes : le portraitiste du génie, mais aussi l’artiste prenant soigneusement le cliché d’un mégot dans le caniveau, jusqu’au photographe-ethnographe s’aventurant en Afrique pour se débarrasser (pas toujours) d’une imagerie coloniale. Édifiant.

  La rétrospective sur l’icône de la photographie de mode commence avec la promesse d’une bière fraîche dans la vitrine d’un bar et l’image figée d’une pastèque : bref, des photos de rue et de natures mortes des années 1940. Et la grande salle consacrée aux mégots de cigarette sublimés en emblèmes de la société américaine n’arrange pas les choses. Cette exposition Irving Penn se fait un plaisir à nous dérouter et recadrer notre regard sur cette figure mythique de la photographie : « C’est l’anti-photographe bling-bling, dans ses portraits, il cherche au fond du regard une vérité très profonde », remarque Jérôme Neutres, co-commissaire de l’exposition au Grand Palais.

  N’ayez pas peur. Toutes les images ayant fait très tôt sa gloire sont bien là aussi : Hitchcock pose avec son regard espiègle et son âme tourmentée sur un bout de tapis. Elsa Schiaparelli tient fièrement sa tête et Marlene Dietrich nous tourne le dos. Igor Stravinsky, curieusement coincé dans un petit coin entre deux murs, dresse l’oreille. « Une des trouvailles géniales d’Irving Penn était, par exemple, de coincer son modèle dans un recoin d’où il ne peut pas s’échapper, et qui, en même temps, a l’avantage de donner un dessin très graphique à la photographie, » détaille Jérôme Neutres.



  Parmi les onze petites galeries installées au Grand Palais, il y a aussi ses séries étonnantes sur les petits métiers à Paris, Londres ou New York. Un cabinet de curiosités des années 1950, peuplé de visages et de métiers aujourd’hui disparus : le vitrier, le charbonnier, le rémouleur ou la marchande de ballons… Sans oublier ses Nus, réalisés en 1949 et 1950, des torses de femmes mises en scène comme la glaise vivante des sculptures d’un Rodin. Des tirages développés grâce à un procédé argentique inédit, en surexposant d’abord l’image avant de la blanchir. Des photographies longtemps restées incomprises - comme sa série de Mégots - car probablement trop osées pour un photographe déjà très réputé pour ses portraits à la fois élégants, méticuleux et persévérants. Des qualités certainement héritées de son père, un émigrant russe à la fois horloger et peintre de dimanche, dont Irving a repris le goût pour la précision et l’artistique, comme d’ailleurs aussi son frère cinéaste Arthur Penn, réalisateur de Bonnie and Clyde.


  Mais les images les plus surprenantes viennent d’une autre aventure artistique d’Irving Penn. Dans un album photo, Worlds in a Small Room, publié en 1974, il a réuni dix voyages autour du monde. Pour comprendre sa démarche, il faut remonter en novembre 1948. À l’époque, le magazine Vogue lui demande de réaliser à Lima, au Pérou, des photographies de mode à l’extérieur. Une fois la commande satisfaite, Irving Penn ne se contente pas de rentrer, mais se met à la découverte des habitants de la ville et des villages voisins : « En trois jours, il a pris des milliers de photographies, raconte Jeff Rosenheim, co-commissaire de l’exposition et conservateur en charge du département de la photographie au Metropolitan Museum of Art, à New York. Il a pris en photo les habitants dans un studio très simple qu’il avait trouvé en se promenant dans les rues. Tous les habitants voulaient avoir leur photo de lui. Ils lui ont appris beaucoup de choses sur le langage des vêtements, la manière de s’habiller et de se tenir. Et ce simple fond qu’il utilisait pour la photo, il l’a gardé ensuite aussi à Paris et partout ailleurs, toute sa vie. »



  Ce même procédé, il l’applique vingt ans plus tard également en Afrique. Cette envie de découvrir le continent africain a été déclenchée en 1966, par l’exposition L’Art nègre, dans les mêmes salles où a lieu aujourd’hui la rétrospective Irving Penn. Le magazine Vogue lui demande de photographier les œuvres africaines pour illustrer un article du poète et homme d’État sénégalais Léopold Senghor qui a conçu l’exposition. Inspiré par le canon de beauté de l’art africain, Penn part au Dahomey, l’actuel Bénin, à la recherche du peuple des amazones.

  Le résultat, publié dans Vogue avec des images en couleur sous le titre : À la recherche de la beauté au Dahomey, intrigue. Dans le sud du Bénin, au village de Ganvié, surnommé en Occident la « Venise de l’Afrique », trois filles en costumes traditionnels et seins nus nous regardent droit dans les yeux avec leur beau foulard crié sur la tête. Les poses sont soigneusement pensées : debout, assise, aux genoux, allongée ou tendant les bras vers le ciel pour mettre en valeur les scarifications du torse. Tout est fait pour susciter un certain effet sur le spectateur. Les modèles restent anonymes, n’ont pas droit à la parole. Pourtant, pour Jeff Rosenheim, cette photo est le contraire de l’exhibitionnisme des zoos humains ou d’une image coloniale :


  « Quand Penn est allé au Dahomey, il a amené spécialement une tente mobile qui était comme son studio à Paris ou à New York. L’idée derrière était de prendre en photo ces gens au Bénin avec le même soin, la même lumière du Nord que les célébrités à Paris, Londres ou New York. Il était dans sa tente et attendait les gens qui voulaient poser pour lui. Donc, eux, ils ont choisi Penn autant que Penn les a choisis. Et le studio n’était pas un endroit qui appartenait à lui ou à eux. C’était une sorte de zone neutre. »

  Pour son ultime expédition, au Maroc, en 1971, Irving Penn plante son studio mobile au plein milieu de la place publique de Guelmim et invite quatre danseuses de Guedra à poser avec des voiles donnant au tout une touche de mystères : « Celles qui étaient désignées ont posé les yeux fixés sur l’objectif, se laissant volontiers scruter par l’appareil photo tout en restant impénétrables » écrivait-il dans ses notes. La série sera publiée dans Vogue en décembre 1971 sous le titre Le mystère voilé du Maroc.

  Ses maîtres se nomment incontestablement Matisse, Eugène Atget et Walker Evans. Mais qu’a-t-il appris en Afrique ? Lors de ses voyages en Afrique, Irving Penn, a-t-il aiguisé son regard de photographe, comme ce fut le cas de son confrère Henri Cartier-Bresson ?

  « Je pense qu’il a appris en Afrique la même chose qu’il a apprise en prenant en photo les Hells Angels à San Francisco, à peu près à la même époque, ou les modèles de la Haute Couture, répond Jeff Rosenheim. Tout cela, c’étaient des cultures et des traditions qui n’étaient pas les siennes. Lui, il était un homme modeste, silencieux et simple du New Jersey. C’était un homme du peuple. Et entre lui et ses modèles, il y avait une sorte de compréhension mutuelle. Avec ces photos, il voulait rappeler aux lecteurs que le monde était large, riche, complexe et très beau. Et que l’habit traditionnel et le style de ces gens en Afrique étaient aussi importants si ce n’est pas plus important que la mode de la Haute Couture. »

  Pour Jérôme Neutres, la photographie d’Irving Penn n’était pas liée à un territoire, mais à un concept : « Penn n’est pas un photographe qui s’est inspiré dans la rue ou lors des voyages. C’est un créateur de mondes. Il a créé son monde dans son studio en emportant son studio dans plusieurs cultures. D’où la singularité et la personnalité qui sont dans toutes ses photographies. »


  Il reste frappant de voir, par exemple, à quel point on peut retrouver l’imagerie d’Irving Penn autour des habitants du Maroc dans la photographie contemporaine. Peut-être s’agit-il de cette « nouvelle sensibilité psychologique dans le portrait photographique, comme Rembrandt dans la peinture », louée par Jeff Rosenheim. En tout cas, 45 ans après Penn, la jeune photographe franco-marocaine Leila Alaoui est allée à la rencontre des Marocains dans des villages reculés pour faire poser les habitants avec leurs costumes traditionnels et les habits de leurs petits métiers dans une tente mobile servant de chambre noire.

  Et la série d’autoportraits Hidden Portrait où la photographe tunisienne Héla Ammar nous tourne le dos n’est pas si éloignée du Mystère voilé du Maroc de Penn où les danseuses cachent leurs visages. Et même la création Noir de Mouna Karray, où la photographe tunisienne se montre accroupie, cachée derrière un tissu blanc, tourne autour du même sujet. En revanche, le regard d’un homme blanc sur les autochtones en Afrique de l’époque Penn a dû laisser la place à une vision féminine de photographes originaires du pays et un combat contre l’enfermement et pour le droit à une identité multiple. Une autre façon de dire que ces images pas dépourvues d’un certain exotisme romantique (nommées « portraits ethnographiques » dans le catalogue de l’exposition) d’Irving Penn ne sont plus modernes, mais elles continuent à vivre… 

 Siegfried Forster / RFI

Du 21 septembre 2017 au 29 janvier 2018
Ouvert du jeudi au lundi de 10h à 20h, le mercredi de 10h à 22h (fermé le mardi)
Adresse : Place Clémenceau (entrée Clémenceau), 75008 Paris
Tarifs : 13€ Tarif Plein, 9€ Tarif réduit

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