jeudi 27 septembre 2012

Toutes suites : Peter Wispelwey (2012)






A la veille de fêter ses 50 ans, le violoncelliste hollandais Pieter Wispelwey n'a pas mégoté sur son cadeau d'anniversaire : enregistrer les six suites de Bach pour violoncelle seul pour la troisième fois de sa carrière. La bonne ? Celle qui emporte la décision, suscite l'adhésion inconditionnelle ? Celle, en tout cas, où l'interprète, par le choix de son instrument et de son réglage, prend le plus de risques, s'investit avec l'engagement le plus farouche et le plus mûri. Le résultat est à la hauteur de l'ambition affichée. Et à l'image de cet ado quinquagénaire, de son allure juvénile d'étudiant bourlingueur : une version passionnée et buissonnière, nourrie de l'érudition la plus savante, et pourtant dégagée de tout conformisme scolaire.

 
Ni lubie d'un interprète monomaniaque, ni caprice d'une star narcissique, la récidive discographique de Pieter Wispelwey n'est d'ailleurs pas un cas isolé. Elle semble s'imposer comme un impératif catégorique à tout violoncelliste de renom — le vétéran Anner Bylsma, compatriote de Wispelwey, l'Américain Yo-Yo Ma ont gravé deux fois cette bible de leur répertoire. Depuis leur remise à l'honneur à l'aube du xxe siècle par le légendaire Pablo Casals, les Suites de Bach ne sont pas seulement l'évangile qui accorde à un instrument encore balbutiant au xviiie siècle ses Tables de la Loi, ses lettres de noblesse, face à la viole de gambe, plus ancienne et plus aristocratique. Elles recèlent aussi un eldorado musical, inépuisable de trésors d'inventions d'écriture ou de trouvailles de sonorités. Si le violoncelle est italien par ses premiers facteurs, la suite de danses, elle, est française. Les compositeurs Marin Marais, Monsieur de Sainte-Colombe en ont fixé le protocole au siècle précédent : prélude — sorte de mise en jambes très libre —, allemande, courante, sarabande, et, avant la gigue finale, deux « galanteries » — menuets, bourrées ou gavottes. Bach transcende ce cadre par ses ressources d'ingéniosité rythmique et harmonique. Pourtant, la façon dont il les a composées comme la manière de les interpréter demeurent un mystère. Le manuscrit original est perdu, la copie exécutée par Anna Magdalena, la femme de Bach, est truffée d'incohérences. L'instrument auquel est destinée la sixième suite, la plus aiguë, est lui-même mystérieux : un violoncelle piccolo, doté d'une cinquième corde.


Longuement, avidement, Pieter Wis­­pel­wey a débattu de ces énigmes avec des sommités d'Oxford (1) , puis a tranché. Il a accordé les cordes en boyau de son violoncelle baroque au diapason en vigueur à la cour de Köthen à l'époque où Bach, qui y avait été nommé maître de chapelle en 1716, composait justement ces Suites pour violoncelle — un diapason inhabituellement bas, à 392 hertz, un ton entier au-­dessous du diapason moderne. Aux cordes en boyau, plus chaleureuses et plus expressives que les cordes modernes en métal, ce diapa­son grave ajoute encore du moelleux, du « glamour », s'amuse Pieter Wispel­wey. Mais aussi une justesse plus fragile. Très éloignées de celles du violon­­celle contemporain, ces sonorités plus drues, plus pénétrantes, permettent de s'aventurer plus loin dans les stra­tagèmes secrets de Bach, de mieux débusquer les résonances cachées de ses polyphonies.



Ce diapason grave était aussi celui que Lully utilisait pour ses tragédies lyriques. Comme ces dernières, les Suites de Bach, telles que les magnifie l'interprétation théâtrale de Pieter Wispelwey, mêlent danse et déclamation, mouvements sans pas et discours sans mots. Dans une envolée d'un souffle décoiffant. A éteindre d'un coup les cinquante bougies d'un gâteau d'anniversaire... —

(1) Discussions filmées dans le DVD en bonus.

Le 29/09/2012

Gilles Macassar - Telerama n° 3272











Aucun commentaire: