lundi 10 octobre 2022

Annie Ernaux

 


    L’attribution du prix Nobel de littérature à Annie Ernaux a fait l’effet d’une véritable tempête. Si, à l’instar de l’académie suédoise, le monde entier salue chez la romancière française son sens aigu de l’observation sociale ainsi que la mémoire interpersonnelle que son écriture, à l’unisson d’une société qu’elle traverse, sait porter, l’accueil en France se montre nettement plus mitigé. Agité, il se révèle profondément divisé, clivé, fêlé. Comme si, plus largement, l’annonce de la distinction d’Annie Ernaux rejouait toutes les fractures littéraires, nationales et politiques qui, depuis bientôt quelques courtes années, agitent le débat public et dont, à son corps défendant, Annie Ernaux serait, depuis la littérature même, l’incarnation la plus accomplie : à la fois le symbole patent et le symptôme latent.(...)

(...)Rarement, en effet, on a pu assister à un tel déchaînement de haine à l’égard d’une autrice qui, pourtant, depuis l’attribution du prix Renaudot pour La Place en 1984, jouit d’une vaillante reconnaissance critique et d’un plein succès public que chacune de ses parutions successives depuis lors reconduit avec une remarquable constance. Avant la haine, tout semblait avoir débuté sous les meilleurs auspices : à l’annonce du prix, ce fut fêtes, éloges et réjouissances, notamment sur les réseaux sociaux. (...)

 

 (...) Cependant, cette bonne nouvelle ne dura qu’un temps – très bref car, assez vite, politique atrabilaire des réseaux sociaux oblige, les diatribes et autres discours insultants et infondés commencèrent à se succéder tour à tour ou conjointement pour venir déplorer cette horreur ou plutôt ce Nobel comme contresens littéraire majeur qui revenait à couronner celle qui ne devrait pas l’être. Une violence inouïe, aux allures de cabale calomnieuse, commença dès lors à se déchaîner. On entendit tout et surtout, comme toujours sur les réseaux sociaux, absolument n’importe quoi : Annie Ernaux, antisémite. Annie Ernaux, racialiste. Annie Ernaux, séparatiste. Annie Ernaux, islamiste. Et même, surprise suprême, Annie Ernaux, pédophile. C’était le grand chelem de la Réaction qui se dévidait là : le débat public convertissait alors le discours positivement épidictique attendu autour de l’écrivaine en négativité polémique terrassante. À vrai dire, de manière paradoxale mais hautement violente, on ne parlait plus pour ce prix Nobel de littérature de littérature elle-même. C’est comme si ce Nobel d’Annie Ernaux était une littérature sans littérature : une monstruosité.

 

 Par exemple la revue Inferno publie au sein d'un article sur Annie Ernaux : "Décidément, cette « académie » de vieilles huiles rances a franchi un pas de plus dans l’absurdité et l’indécence. Oser nobéliser une écrivaillonne si franco-française et si autocentrée sur sa médiocre personne relève d’un non-sens absolu, au vu de ce qui devrait normalement conduire les Nobel à récompenser une pensée universaliste et un rayonnement universel, une invention créative et une révolution formelle en profondeur de la littérature.

Donc en ce jour du 6 octobre 2022, notre chère académie s’est dépassée et a commis l’irréparable. Consacrer une aussi insignifiante greffière, totalement égotique, se rengorgeant de sa jeunesse misérable de pauvresse de bar-épicerie de province, est simplement surréaliste. En quoi Annie Ernaux est-elle universaliste ? En quoi ses écrits rétrécis et nombrilistes intéressent-ils l’humanité ? Quelles briques a t-elle apportées à la littérature française et mondiale ? De quel ciment a t-elle consolidé l’assise universelle de la littérature ?"

Pour ces détracteurs, tous plus virulents les uns que les autres, ce qui sans nul doute dépossédait le plus Annie Ernaux de la littérature, c’est le fait insurmontable d’être une autrice. D’ailleurs, de manière frappante, les annonces du prix dans les médias ne reprirent que trop peu ce qui faisait pourtant l’événement de l’événement, à savoir qu’il s’agissait de la première autrice française jamais couronnée par le Nobel fondé en 1901. Même France Inter, qui se donne tous les deux matins des allures progressistes et n’a pas d’ailleurs hésité à recevoir Annie Ernaux dans sa matinale de centre droit dès le vendredi, avait pourtant usé d’une formule très problématique en titrant : « Annie Ernaux, 16e auteur français à recevoir le Nobel ». Au-delà de ce qu’on veut croire être une simple maladresse témoignant néanmoins de la vivacité de l’habitus lexical patriarcal, c’est bien vite sous le presque unique vocable d’« hystéro-féministe » que le Nobel d’Ernaux fut dénigré avec insistance. Là encore, c’était comme si son Nobel était usurpé et se révélait être une imposture parce que c’est, avant tout, une femme qui écrit.

Dire du Nobel d’Annie Ernaux qu’il se voit rejeté parce que c’est une autrice qui est couronnée n’explique nullement un tel déchaînement de haines aussi diverses que variées. A l’évidence, quand Le Clézio et Modiano furent distingués, rien de tel ne se produisit.

 

 

 

 

 

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