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La carte dépliée sur la table, voici étalé sous mes yeux le méandre des rues de Servian. Ici comme ailleurs on a la fâcheuse habitude de débaptiser les rues. Mais l’essentiel est resté, le rocher, le Servian médiéval, le centre historique, appelez-le comme vous voulez. Ce Servian a vu courir le mioche que j’étais aux mois d’août de l’enfance dans les années soixante. Je glisse mon doigt sur cette coquille d’escargot, ce colimaçon de rues chargé de bien des souvenirs et de bien des émotions. Mais au-delà du centre historique le village a pris bien de l’ampleur.
De 1954 à 1982 la poussée démographique a évolué de sept âmes. Il est facile de se moquer des statistiques. Mais ce n’est que galéjade. 2745 habitants en 1954, 2752 en 1982 avec un pic à 3053 habitants en 1968. Il y en a aujourd’hui 4266 réparties de plus en plus loin du « rocher » dans les lotissements qui ont mangé la vigne.
Je n’ai pas mis les pieds à Servian depuis bien longtemps, si ce n’est une escapade de quelques heures en décembre dernier sur la tombe du père, venu faire chuter les statistiques de l’année 1982. Quelques heures où j’ai éprouvé le besoin de revenir au cœur même du village.
A la louche,
Servian est à neuf cents kilomètres de Paris. J’ai mis pourtant longtemps à me
décider. Plus de trente ans. A croire que Servian se situe dans les faubourgs
de Buenos-Aires.
Le car m’a
déposé à l’arrêt dit « au pont » sur la route d’Espondeilhan. Mes
parents avaient fait l’acquisition d’une maison rue Jules Bournhonnet à deux
pas.
Ce fameux pont,
mon grand-père Eliseo a participé à sa construction achevée en 1910. En
dessous, coule la Lène, un filet d’eau fragile et ridicule, en regard
d’un lit largement évasé lors de l’aménagement de ses abords. Pourtant, les
nuits d’orage, l’eau roule à gros bouillons des contreforts de la montagne
comme ce fut le cas en 1907 avec une crue de plus de cinq mètres.
Après le pont
ferré, j’ai gravi à pas lents la descente du Ramonétage curieusement devenue
avenue Jean Moulin. Le chai avait fermé ses portes depuis longtemps, remplacé
par une salle des fêtes en 1975. Le ramonet était un « régisseur employé à
cultiver ou à faire cultiver, soigner les bêtes, par
les valets et les journaliers, la ferme d'un propriétaire
terrien. Sa femme avait la charge de gérer le budget d'une petite enveloppe
pour nourrir tout le monde. Elle préparait aussi les repas et tenait le ménage.
Le couple vivait avec sa famille et le personnel agricole dans un bâtiment
annexe de la propriété appelé ramonétage. »
Je loge pour la
semaine rue Jean-Jacques Rousseau à deux pas de la Grand Rue et le cœur du
village. Je n’ai pas cette hâte de touriste à courir derechef à la découverte
de mon lieu de villégiatures. Je ne suis pas là pour courir. Le rythme
méditerranéen me convient mieux. Et puis j’ai des courses à faire.
La plupart
des villes et villages de France a perdu une grande part de son commerce de
proximité. Servian n’échappe pas à cette règle. Je n’ai plus donc qu’à suivre
la Grand Rue jusqu’à la grande surface avant qu’elle ne ferme pour le week-end.
Le parking fait le plein tout autant que la station-service. De retour, je
passe avec mes cabas près de la piscine et du stade. La cave
coopérative a conservé son architecture mais est devenue l’Occitane. Les vignes
à l’entour remplacées par le « Mail nouveau » et ses maisons
endormies sous le soleil. J’emprunte la rue Alfred de Musset à main droite et
retrouve à l’angle de cette rue et du chemin de la Pascale l’ancienne maison de
Maria, la sœur de mon père, visitée une fois l’an en famille et embrassée avec
répugnance tant elle sentait le rance et était dotée d’une belle paire de
moustaches.
Les yeux clos je fais ce que je sais faire le mieux, le voyageur immobile
qui fouille du souvenir la moindre pierre à la recherche de je ne sais quoi.
Enfant il courrait partout sans rien voir. Pourtant sa mémoire se souvient et
cherche les traces du passé. Du moins elle croit se souvenir. A moins qu’elle n’invente
des choses. Qu’elle embellisse le passé. Je me sens bien de rester un moment
avec elle en compagnie de mes souvenirs. En compagnie des ombres. Il est vrai
qu’il ne reste plus personne pour humaniser mes souvenirs. Plus personne de
vivant. Ils restent les ombres. Elles sont présentent partout. Elles me hantent
depuis l’enfance.
J’ai laissé tomber le coup de chaud. Il fait encore vingt-quatre degrés. De
la place des Aires Je dirige mes pas vers la route d’Abeilhan. Je passe près du
cimetière vieux et me prend à sourire.
Lors des fêtes du quinze août il y avait bal sur les Aires. Les mioches se
lassaient vite des lumières et des flonflons. Nous nous retrouvions à l’entrée
du cimetière vieux, loin du bruit et de la foule. Je crois me souvenir de grands
cyprès. Les petits vacanciers lorgnaient avec frayeur cette allée centrale
pleine d’esprits malins. Les gamins du village nous narraient d’effroyables
anecdotes à faire frémir. Les plus courageux d’entre eux traversaient un à un
cette allée et disparaissaient dans le noir sous les yeux ébahis des
non-initiés. Ils sortaient dans l’avenue d’Alignan et couraient nous rejoindre
tout en fanfaronnant. Alors! Qui aurait le courage d’affronter «l’allée des
spectres»? Appartenir à la bande relevait de cette initiation. Je m’y suis plié
comme les autres. Interdiction de courir ou de revenir sur ses pas. Une fois
sorti du halo de lumière je me suis senti bien seul, cerné dans le noir par
l’effrayant relief des tombes. Je ne pouvais empêcher le crissement des cailloux
sous les semelles de mes sandales. Un coup à se faire repérer par les fantômes
aux aguets dans l’obscurité. Je stoppais mes pas. Me retournais. A l’entrée du
cimetière dix têtes m’observaient en silence tandis que quelques bras
m’invitaient à progresser plus avant. L’esprit de moins en moins téméraire, je
me pliais toutefois à leur volonté. Je me mis à m’encourager tout en accélérant
le pas. Encore une dizaine de mètres et je n’aurais plus qu’à virer à gauche
dans l’allée et courir comme un dératé jusqu’à la sortie dans l’avenue
d’Alignan. Une affaire de quelques secondes en somme. Je sentis alors une
présence. Etais-ce le fruit de mon imagination ? Je voyais pourtant des ombres
s’agiter tout autour de moi. Quelque chose ou quelqu’un me frôla. Pétrifié j’étouffais
un cri. Un étau se mit à enserrer ma cheville. Le fin duvet de mes jambes se
dressa. Je me débattis en tous sens, tirais sur ma jambe mais rien n’y fit.
J’étais pris au piège, livré aux démons. Les ombres enfiévrées parcouraient
maintenant mon corps. Avant de me laisser entrainer dans le néant de « l’allée
des spectres » j’usais des ultimes forces susceptibles de me libérer. Je
balançais gnons et coups de savate. Griffais, mordais tout ce que je pouvais.
Il me sembla même entendre un cri. Mes coups avaient porté. L’étreinte
d’ailleurs se relâcha. Je m’enfuis jusqu’à l’avenue d’Alignan. Le cœur battant
la chamade et les larmes aux yeux, je courais en gémissant jusqu’à l’angle du
cimetière. Là, adossé au mur, je séchais mes larmes et me mouchais. Je ne
pouvais décemment apparaitre en pleine lumière aux yeux des autres dans cet
état-là. Je fus félicité pour mon courage et admis dans la bande dont deux des
membres portaient quelques traces d’horions. Mais dans l’affaire j’y avais
laissé une sandale. Une sandale à récupérer dans « l’allée des spectres
».
J’ai abandonné ma savate au cimetière vieux pour la route d’Abeilhan. C’est
la route du Pioch’. Depuis la rue Molière, le Papé, le père de ma tante
Marcelle empruntait cette route deux fois par jour jusqu’au jardin. Je ne sais
plus au juste où se trouvait ce jardin. Je ne me reconnais pas dans ce nouveau
panorama.
Le Papé, je ne l’ai pas connu bien longtemps. Juste quelques étés à aller
au potager, donner à boire aux plantes et ramasser l'herbe pour ses lapins avec
ma cousine Annie. Le Papé, on aurait dit qu'il avait plus de moelle. Un vieux
racorni, coiffé d'un béret sale, tout recroquevillé sur lui-même, en équilibre
instable sur sa courte canne. Pour nous, Le Papé c'était un arbre. Un arbre où
couraient mille sillons ocre. Un arbre avec des mains d'arbre, rugueuses et
blessées, pour coiffer nos têtes d'enfants. Chaque fois que je vois un arbre
centenaire, je pense à lui.
Je quitte la route d’Abeilhan pour celle du Mas de Bouran en direction du
château de l’Hermitage de Combas. Mon regard porte loin dans les campagnes. Au
plus fort de l’été, avec la fraicheur du soir, je faisais le même trajet à
bicyclette, trajet quotidien de ma grand tante Elvire jusqu’à l’Hermitage où
elle travaillait au service du duc Levis de Mirepois.
Je m’autorise une courte pause sur les bords de la Thongue où je puise un
peu de fraicheur avant de reprendre ma route. Je ne retrouverai un havre de
paix et de fraicheur que dans la somptueuse allée des oliviers bordant le château
de l’Hermitage désespérément vide ou coassent de façon assourdissantes les
grenouilles dans les bassins.
Le soleil décline doucement. La lumière se veut plus douce, plus tendre. Je
quitte l’Hermitage par la route du Coussat, ces châteaux de la vigne construits
au XIXème au plus fort de l’industrialisation viticole. Mon père fut ouvrier
agricole dans les années trente à St Macaire, La Grassette et au domaine
d’Amilhac.
je rejoins le village, le silence des rues vides. Quelques chiens assoupis
sur la route encore tiède, témoignent d’une vie au ralenti. Un enfant pleure,
rapidement apaisé. Un vélomoteur pétarade au loin. L’église se vide de ses
choristes, un concert organisé par La Musica avec la chorale San Jordi de St
Georges de Luzançon. Je n’en étais pas informé. Une belle occasion ratée.
3
Je me
retrouve sur la grand place encombrée de voitures. Je me perds vite en terrain
de connaissance rue du commerce, rue des Quatre-Vents et son panorama sur la
campagne.
Et voici la rue des patineurs où mon père ruinait ses
fonds de culotte à y glisser avec ses camarades de jeux lors de rudes hivers.
Compte tenu de la configuration du village la rue des patineurs ne devait pas
être la seule rue où pratiquer ce sport de glisse. Mon père a toujours affirmé
que la rue tirait son nom de ces amusements sportifs d’enfants. Il semblerait
plutôt que la présence ancienne d’artisans y effectuant des patines soit à
l’origine de ce nom, mais je lui préfère la légende forgée par mon père.
Rue Victor Hugo
l’ancienne maison de mon cousin André est fermée. Il me semble pourtant y
entendre encore des voix familières, les cris des enfants, les aboiements de
chien. Seulement le silence. Je me retrouve rue Jules Bournhonnet.
C’est là que mes
parents avait fait l’acquisition en 1968, d’une maison sans charme, une maison
qui n’a jamais trouvé grâce à mes yeux. Adolescent,j’étais à la charnière de
deux vies et cette maison n’avait pas l’enchantement de celle de ma grand-mère.
Et puis mon père y est mort. Il est mort trop tôt sans que nous ayons eu le
temps de nous dire des choses. Qu’il me parle de Servian, de sa famille, évoque
ses souvenirs. Mais l’aurions nous fait ? Il était de ces gens à taire la
mémoire et les secrets de famille. Il n’échangeait rien. Cette maison n’a
jamais gravé de liens affectifs au fond de ma mémoire. Mais de la revoir
aujourd’hui avec ses volets fermés n’est plus pareil. J’entends les cris
absents des enfants qui traversent un goulet de tuyaux rejoindre le boulevard
de la Lène à côté.
Dans le
prolongement de la rue Jules Bournhonnet suit la rue Armand Fallières, ancienne
rue de Launas, un des noms occitans de la Lène, rebaptisée du nom du président
de la république venu au village constater le désastre des inondations de 1907.
Au 12 de cette
rue je m’adosse contre le mur d’en face et regarde la porte de ce qui fut la
maison de ma grand-mère. Il y a un papier agrafé sur le bois. Nicolas et Laetitia,
les deux prénoms séparés d’un attendrissant petit cœur. Je lève les yeux vers
la terrasse. Des suspensions abritent quelques plantes et je devine la
structure d’une pergola pour la protéger des fortes chaleurs d’été.
En remontant
vers la place, c’est à l’angle de la rue Charles Reboul et de la rue Pasteur,
qu’armé de mon étrange boite à images et de mon appareil photo j’ai délié la
langue d’un curieux.
Et nous voilà à
bavarder tandis qu’il attend sa mère pour l’emmener partager le repas dominical.
Je lui donne la raison de ma présence ici. Il est surpris de la raison de ce «
pèlerinage ». Il me demande sans ambages qui je suis. Je lui réponds. « Vous
êtes de la famille d’Antoine ? me questionne-t-il étonné. – Je suis son fils,
le plus jeune. » Son visage s’éclaire soudain et Il me serre chaleureusement la
main. « J’ai bien connu votre père. » Malgré quelques cheveux blancs cet homme
est loin d’avoir atteint un âge canonique, bien au contraire. Il à l’air encore
jeune. Il est de la classe 58 comme il me dit. A la disparition de mon père en
1982 il avait vingt-quatre ans. « Votre père était un grand sportif en
athlétisme. Avec Jacques, vous connaissez Jacques, son neveu, ils ont beaucoup
fait à Servian pour le rugby en faveur des jeunes. » Première nouvelle. Je
savais mon père très attaché à ce sport mais pas à ce point. Je lis dans ses
yeux qu’il jugeait mon père comme un type bien et n’en suis pas peu fier. «
D’ailleurs durant quelques années il y a eu à Servian un challenge de rugby qui
portait son nom.» Et il me laisse avec cette soudaine révélation continuer mon
chemin rue Pasteur, frôler le fantôme de l’épicerie Rossignol et débouche face
à l’église pour gagner la place.
4
Il est midi. Me voilà au Grand Café. Toutes les tables sont occupées. Le
comptoir est plein. Les discussions vont bon train. On parle rugby ou politique
comme dans beaucoup de café de France et de Navarre à cette heure-ci. Il règne
un brouhaha indescriptible dans cette effervescence apéritive du dimanche.
Après ma première flânerie, ici ça rigole et parle fort. Les hommes
s’embrassent d’amitié. Les yeux frisent de plaisir comme si tout le monde
s’aimait. Dans un coin de la salle la télé diffuse un match de rugby que nul ne
regarde. Il fait bon. Les pales des ventilateurs sont au repos. Seuls les
plafonniers chauffent l’atmosphère. L’ambiance est chaude sans être excessive.
Ce n’est ici que rire et plaisanterie avant le repas. Je m’installe dans un
coin et je jubile.
Comme l’écrit Marie-Thérèse Crouzet : « le Grand Café est une institution.
Café de la Belle époque il est le témoin de la vie servianaise. C’est un lieu
de rencontre. Bourgeois, petits propriétaire et ouvriers s’y côtoient. (…) Le
visiteur qui franchit le seuil de ce vénérable café pour la première fois, est
surpris, intrigué et séduit. Ici le temps s’est arrêté. L’établissement a gardé
l’empreinte du passé. »
J’ai toujours aimé l’ambiance que dégage le Grand Café avec le souvenir du
claquement de ses rideaux en perles de bois. Et cette rumeur de comptoir qui y
régnait lorsque je venais y chercher l’oncle. Dans les années soixante, A midi,
dans cette salle comble et enfumée, l’oncle chaussait ses lunettes cerclées de
fer, et jouait l’apéritif aux cartes. Ma tante Marcelle m’envoyait dans cet
antre de perdition pour l’y aller chercher à l’heure du dîner. Dans un parfum
d’anis, d’eau de Cologne de tabac et de sueur, je me plaçais aux côtés de
l’oncle Émilien, les mains derrière le dos, attendant qu’il ait joué, bien
conscient de l’importance du coup. Lorsque la carte avait claqué, sans même me
voir, il me glissait d’une main sur son genou, me coiffait de sa casquette et
d’un doigt commandait un sirop d’orgeat pour le petit parisien. Rien n’a changé
ou presque. Le petit parisien a vieilli. Le sirop d’orgeat est devenu une
mauresque.
Les tableaux de Jean Aubagnac encadrent de grandes glaces 1900. Jean
Aubagnac était un peintre local qui habitait au Jeu de Ballon à côté du Grand
Café. Ces toiles sont des reproductions de grands maîtres du XIXème siècle.
Deux Millet « l’angélus » et « Les glaneuses » d’une taille démesurée par
rapport aux originaux exposés au Musée d’Orsay. « Un marchand d’esclaves » de
Victor Giraud, « l’Enlèvement de Psyché » et « la Vérité » de William-Adolphe
Bougueraud, Vérité sortant du puits mais drapée à la ceinture d’une pudique
étoffe afin de ne pas contrevenir aux bonnes mœurs. Une Diane chasseresse
inspirée de Jules Lefebvre. « Le premier deuil » du même William-Adolphe
Bougueraud est exposé dans la petite salle qui mène à la terrasse. Un
autoportrait de l’artiste Jean Aubagnac trône à gauche du comptoir. Selon
Marie-Thérèse Crouzet, lors de la venue du président de la république en 1907
visiter le village sinistré, « les services de sécurité se sont assurés au
préalable, que les libres penseurs dont Jean-Aubagnac faisait partie, ne
créeraient pas de désordres. Certainement, ces précautions n’ont pas plu à
notre peintre qui, d’une main vengeresse, a tracé au verso de son autoportrait
: « Vive l’Anarchie ! » Ce portrait est là, il veille sur les lieux. »
5
Voici
l'école primaire Jules Ferry. Ma mère y a fait ses classes, mais cela
remonte aux années vingt. Mon futur père venait la chercher et lui portait son
cartable. Par contre l’école de mon père a été détruite et remplacée par une
maison de retraite.
Par l’étroite impasse des écoles j’ai rejoints la rue Molière. Mes pas me
portent immanquablement jusqu'à la maison de l’oncle. La maison silencieuse ne
semble pas avoir subi les caprices du temps.
Je reste
campé devant la façade de cette maison aussi importante sentimentalement que
celle de ma grand-mère. Le propriétaire actuel en est sorti les bras encombrés
de matériel de pêche. Nous échangeons quelques mots tandis qu’il charge sa
voiture.
Dans la cour
de la maison voisine je revois la bignone se parer d’une multitude de longues
trompettes orangées ou rouges, portées en bouquets durant l’été. Elles
m'enchantaient lorsque j’étais enfant au travers des grilles de cette maison
aux volets tirés.
Je reviens à
la maison de l’oncle. Derrière le portail clos, je me souviens de la Citroën
traction avant et de la Renault Frégate qui lui a succédé. Je me souviens du
camion-benne mis à contribution par l’oncle pour emmener boissons, victuailles
et enfants au Pioch’ sur la route d’Abeilhan. Je me souviens du matériel de
chantier entreposé en vrac patatrac. Je me souviens de l’ouverture grillagée
donnant sur l’impasse des Ecoles définitivement murée…
Je me
souviens de l’escalier carrelé menant à l’étage. Du hall d’entrée s’ouvrant sur
l’ensemble des pièces. De la cuisine sur la droite ouverte sur une terrasse
donnant sur l’impasse des Ecoles. Je me souviens la cotonnade de la
porte-fenêtre, ouvrant sur la terrasse, esquisser l’ombre d’un mouvement et une
bande de soleil éclabousser la tomette jusqu’à mes pieds. Je me
souviens des immenses jarres en céramique aux plantes méditerranéennes et tropicales.
Je me
souviens à dix heures du matin, la tablée d’ouvriers mangeant aux côtés de
l’oncle. Je me souviens la terrine de fricandeau. Je me souviens le jambon de
Lacaune. Je me souviens des œufs brouillés. Je me souviens de la grosse miche
de pain que l’oncle coupait en belles tranches généreuses. Je me souviens de la
tante aux fourneaux. Je me souviens du vin de pays à la mousse violette.
Je me
souviens m’être retrouvé un matin attablé avec eux un jour où l’oncle m’avait
emmené sur un chantier. Je me souviens du rire des hommes et de leurs
plaisanteries. Je me souviens des brouettes à moitié rempli pour ne pas trop me
fatiguer. Je me souviens avoir eu faim comme les hommes. Je me souviens …
Je me
souviens de la salle à manger à gauche de l’entrée. Je me souviens la paye du
vendredi. L’oncle se tenait au fond de la pièce assis à son bureau, l’air
grave, derrière ses lunettes cerclées. Je me souviens de la grosse machine à
calculer mécanique. Et des ouvriers en file indienne, attendant leur semaine,
la casquette à la main. Ils prenaient des enveloppes de papier kraft,
comptaient leur argent et repartaient après avoir salué la compagnie. Je me
souviens …
Je me
souviens de ces grands faitouts remplis de «cagarols» cuisinés par la tante,
ramassés par temps de pluie par ma cousine et moi-même, restés à jeûner et
dégorger dans des cagettes chez ma grand-mère, et dégustés en famille dans la
salle à manger de l’oncle…
Je me
souviens du grenier où nous nous enfermions par temps gris, ma cousine et moi à
feuilleter la collection de Salut les Copains et Mademoiselle Age Tendre…
Age tendre... Je me souviens...
6
La place reste le lieu
privilégié des rassemblements du village. Trois fois par semaine le parking
cède la place. Les commerces l'investissent et déploient jusque dans la Grand
Rue un bel éventail de produits gastronomiques et artisanaux qui côtoient
les commerces alimentaires et vestimentaires.
Je regrette la disparition
de l’annonceur public qui brisait le silence de ses avis sonores aux quatre
points cardinaux. Est-ce que « Nicolas poissonnier » a trouvé son remplaçant ?
Ce silence n’empêche pas les serviannais de se retrouver autour des commerces,
y faire leurs achats et discuter avec des connaissances. J'y rencontre ma petite
cousine, la fille de Jacques à la boucherie hippophagique. Le village
s'épanouit. Je déambule entre les étals avec ravissement même s’ils me
semblent moins nombreux que par le passé.
Je cherche inutilement à
l’angle de la place et de la Grand Rue les annonces par voie d’affiche des
divertissements publics, notamment celles du cinéma le Vert Galant dont j’étais
friand.
Un été, je me souviens de
l’installation au Jeu de Ballon d’un « illustre théâtre » ambulant. J’y ai
assisté à la représentation de la pièce «Les deux orphelines» jusque tard dans
la nuit avant que cette place ne retrouve son calme.
Je me suis assis sur l’un
des bancs du Jeu de Ballon admirer le ciel et écouter l’animation du
marché.
Confronter la vérité du
village et la mienne, enfouie dans une mémoire brouillonne, me laisse la tête
bourdonnante des images et des bruits du temps passé. Je prends mon temps,
déguste la vie. Me prélasse au soleil comme un lézard. La vie est belle.
Derrière le monument Je
m’échappe dans le jardin public et retrouve les escaliers de la rue
homonyme, bien des fois dévalée en sautant les marches sous peine de se rompre
le cou et en y laissant dans mes chutes bien des écorchures aux genoux.
Je me pose un temps à
l’ombre et au calme dans le jardin de Latreille, certainement appelé ainsi à
cause de ce kiosque ombragé où garçons et filles restaient à discuter et à
fumer.
A cette époque mon père
m’avait inscrit pour l’été à la M.J.C. et nous allions plusieurs après-midi par
semaine à la plage. De quoi nouer des amitiés. Les jours où il n’y avait pas
plage, nous nous retrouvions en bande au jardin public. Plus bas, la grange du
grand-père d’un de nos camarades, servait de discothèque improvisée où nous
passions en boucle dans la pénombre les tubes du moment.
Les bosquets ombragés et le
kiosque ont disparu au profit d’un jardin d’enfant ceinturé de quelques bancs
de pierre et d’arbres élégamment taillés. Il est trop tôt dans la saison pour
les jeux d’enfants.
Avant de franchir le pont
ferré il y a un parapet de pierre où se tenaient immanquablement une brassée de
commères à regarder passer le monde et tricoter de la menteuse.
Elles ne manquaient jamais
de s‘interroger sur les membres de la bande lorsque nous passions chercher aux
H.L.M. des copines. «C’est à qui ce petit au maillot rouge ? » interrogeait la
plus curieuse en parlant de moi. Une fraction de seconde et fusait la réponse :
« Je crois que c’est un Navarre. – Un Navarre ? – Oui, d’Elise, la sœur
d’Emilien. – Lequel, elle en a eu plusieurs. – Celui-là, c’est le dernier, le
petitou. – Boudiou qu’il a grandi ! » Je franchis le pont. Les vieilles ne sont
plus là à me regarder passer. Je reste assuré qu’elles m’auraient encore
reconnu. Un air de famille qui ne trompe pas.
Je rode un temps
près du pont et de la Lène avant de suivre le chemin du Verger dont il ne reste
plus que le nom. Ici aussi les habitations ont gagnées sur la campagne. Mais il
y a toujours cette petite tour au toit pointu à quatre pans, où les mioches
dont j’étais, loin du tumulte du village d'alors, venaient faire exploser
quelques pétards à mèche et cueillir des roseaux.
7
Après la traversée de la France et une nuitée à Marvejols, nous arrivions
avec la 4CV familiale à Servian, sur les coups de midi. Mon père stationnait la
voiture à côté du garage au début de la rue Armand Fallières.
Je me dégourdissais les jambes jusqu’à la porte d’entrée de la maison de ma
grand-mère Mathilde. Mes parents, les bras chargés de valises m’y retrouvait.
Mon père entrouvrait la porte et emprisonnait de la main la grosse cloche avant
qu’elle ne prévienne de notre venue les occupantes de la maison. Je me
précipitais dans la montée des raides escaliers. J’écartais le rideau de perles
de bois et me jetais dans les bras de ma tante Elvire, la sœur de ma
grand-mère.
j’ai contacté Laetitia et Nicolas, les actuels propriétaires. Ceux-ci ont
accepté de me recevoir. Me voilà dans la rue Armand Fallières, très ému en
arrivant à hauteur de la maison. Une jeune femme, accoudée à la rambarde de la
terrasse, attend la venue du visiteur.
La porte s’ouvre et me livre passage. Je suis accueilli par Leatitia et
Nicolas. La cloche n’a pas tinté. Elle a été démontée et git dans la boite aux
lettres au dos de la porte. Je ne la reconnais pas. Mes yeux d’enfant et ma
mémoire l’imaginaient bien plus grosse.
Mon regard se porte vers le fond, cette « grotte » qui
occupait la totale superficie de la maison sous les pièces habitables. Bien
éclairée aujourd’hui elle est devenue un atelier et un espace de rangement.
A mon époque cet éclairage était des plus sommaires. Brasillait en son
centre une ampoule faiblarde dont Le halo lumineux d’une maigre circonférence
n’éclairait guère. J’entendais bon nombre de rongeurs se manifester dans
l’ombre derrière les tas de ceps de vignes et les fagots de sarments empilés
dans un coin. Je ne m’aventurais jamais bien loin, sinon jusqu’à la fosse vaste
et sombre réserver aux besoins hygiéniques, m’y accroupir comme un drôle
d’oiseau sur son étrange perchoir.
Rares étaient les maisons disposant de WC. Chaque matin nous avions droit
au passage de la tinette et de sa cloche pour vider les seaux d’aisance. Puis
c’était au tour de la distribution des pains de glace pour les glacières avant
l’enlèvement des ordures ménagères. Un rituel bien ordonné.
Avec les gros travaux de l’installation du tout à l’égout, ce fut l’arrivée
des WC installés sous les escaliers qui ne contenait auparavant que des
clapiers et la bicyclette de ma tante Elvire.
Précédée de Laetitia, nous voilà à l’étage. Les deux petites portes ont été
remplacées par une baie vitrée. Il y avait une petite pièce à vivre
qu’éclairaient chichement les vitres des deux petites portes. Au fond de cette
pièce les deux chambres obscures des occupantes de la maison. A main gauche un
débarras et une échelle de meunier permettait d’accéder au grenier.
Sur le mur de droite, je revois encore la pierre à évier et le filet d’eau
fraiche du lavabo sur les grappes de raisin et le melon pour nous en régaler le
midi.
Je revois les objets posés sur la dentelle de la tablette du manteau de la
cheminée.
Je revois le placard scellé dans le mur et ses mille parfums alimentaires.
La pâte de coing, le lait condensé sucré, le chocolat en poudre et la miche de
pain.
Sur ce mur se tient désormais un escalier intérieur. Il conduit à l’ancien
grenier transformé en une chambre et une salle de bains pour les parents.
La cloison des deux chambres a été abattue et la pierre mise à nue. Là où
se tenait le lit de ma grand-mère il y a un canapé. Ma paillasse a été
remplacée par un meuble informatique sous l’escalier.
De l’autre côté de la cloison aujourd’hui disparue, il y avait une commode
et une glace murale. Face à cette glace, mamée Mathilde mettait son linge de
nuit et dénouait ses longs cheveux qu’elle brossait longuement. La lumière des
étoiles passait par la lucarne. Les pattes des chats griffaient les tuiles. Et
je m’endormais. Le matin Mathilde s’apprêtait avec minutie. Chaque chose à sa
place les ustensiles se glissaient dans sa main avec aisance. Le tablier noué,
prête, elle restait quelques secondes à se mirer dans sa nuit et gagnait la
pièce à vivre s’installer dans son fauteuil en osier. C’est dans ce fauteuil
que je la trouvais immanquablement chaque été en arrivant après avoir franchi
le rideau de perles de bois.
Elle se tenait raide dans une robe sombre, les cheveux relevés en chignon,
le visage tout chiffonné de vie, rendu plus maigre encore par les lunettes
noires à monture énorme. Mon père posait les valises et ma mère embrassait
Mathilde. Puis, je devais m’avancer vers elle. De ses doigts secs et noueux,
elle me palpait de la tête aux pieds pour mettre à jour sa mémoire. Elle me
trouvait joli. Elle me trouvait grandi. Elle me trouvait toujours trop maigre
et nerveux comme une petite chèvre de montagne. Elle me serrait enfin dans ses
bras et nous nous embrassions. Puis nous n’échangions plus rien d’autre que des
bonjours quotidiens, moi emporté par la fièvre des vacances et elle retranchée
dans l’obscurité de son silence.
Le débarras à lui aussi disparu. Cet espace vacant est maintenant une belle
cuisine qui puise depuis un puits de lumière un éclairage naturel émanant de
l’ancien grenier. La chambre de ma tante Elvire cloisonnée de neuf est une
salle de bains.
Le plus surprenant est que Laetitia et Nicolas aient pu faire l’acquisition
de deux pièces de la maison voisine et y créer les chambres de leurs filles.
D’où la nécessité d’ouvrir une fenêtre dans la montée d’escalier pour éclairer
ces pièces.
La terrasse elle aussi a subi quelques changements. Elle y a gagné un salon
de jardin et une pergola pour se préserver des fortes chaleurs.
En été, impossible de circuler sur cette terrasse sans se chausser sous
peine de se brûler la plante des pieds. Ouverte sur un ciel céruléen et donnant
directement sur la rue Armand Fallières elle possédait un bac en ciment où je
me lavais avec un savon de Marseille bien trop gros pour mes petites mains.
Ma tante Elvire mettait une lessiveuse à chauffer au soleil d’août pour le
bain de mes frères.
C’était aussi le rendez-vous de mon père et de mes oncles pour y déguster
des moules crues avec du vinaigre de vin accompagnées d’un coup de blanc.
Laetitia et Nicolas ont eu l’ingénieuse idée d’élargir l’allée menant à la
terrasse et de placer des grilles au sol afin de donner un peu de lumière au
rez-de-chaussée.
L’aménagement de l’espace est réussi et surprenant en regard de ce dont je
m’en souviens. Mais je n’ai pas cette nostalgie de musée. Cette maison est
vivante. Elle connait une vie de famille et des rires adolescents.
8
La porte de la maison de ma grand-mère
refermée derrière moi, je reste un instant sur le seuil à rêver comme à mon
habitude.
Je cherche des
yeux la porte de la mercerie de madame Salvi. Le plus souvent nous la trouvions
sur son pas de porte à tricoter. J’accompagnais parfois ma tante dans cet antre
de la couture et de la broderie admirer cartes et bobines de fils, boutons sur
cartes ou en vrac, dentelles, rubans et écheveaux de couleurs multicolores
cachés dans les tiroirs sombres des meubles surmontés de piles de chaussettes
en laine ou en fil d’Ecosse comme le signalait les étiquettes.
Dans cette rue
si calme, en cette saison, comme dans la plupart des rues du village, les soirs
d’été, quand l’air s’était radouci, des fenêtres ouvertes s’envolaient des
bribes de conversations. Les femmes sortaient les chaises sur le pas de porte
et discutaient dans l’air de ce début de nuit. Ces intonations chantantes roulaient
les mots comme les pierres d’un torrent. Les enfants se contentaient des joies
simples des jeux d’extérieur. Les hommes eux se rendaient au jeu de boules.
Ce jeu de
boules, je l'ai retrouvé avenue Jean Moulin. Dans mes souvenirs je le
situais plus près des H.L.M. A côté de l’ancienne gare. Les soirs
d’été, Il y avait foule sous l’éclairage public pour constituer les
équipes de doublettes ou de triplettes. Les boules roulaient dans les grosses
pognes glissées dans le dos des joueurs. Puis le « petit » lancé à une dizaine
de mètres environ, quelqu’un dessinait un cercle. La partie pouvait débuter.
Mon père me poussait légèrement à l’écart afin de ne pas gêner les joueurs. Et
je restais là avec les spectateurs à admirer la finesse du jeu de chacun et écouter
les commentaires insatiables qui n’en finissaient pas. Ça se charriait souvent.
Ça contestait beaucoup, ce qui générait des mesures et des calculs bien savant
pour savoir qui aurait le point. Ça discutait beaucoup. Ça pinaillait sec. Ça
s’engueulait parfois. Toujours le verbe haut mais jamais de façon bien
méchante.
On ne peut pas
dire que mon père ait été un bouliste chevronné, mais il jouait toujours avec
sérieux, application et un certain savoir-faire. Parfois un « carreau » ou un
point arraché in extremis lui valait les félicitations de ses partenaires.
Après chaque point, je récupérais les boules de mon père que j’essuyais à un
chiffon avant de les lui remettre et regagner l’ombre et l’anonymat. Les jeux
de boules achevés nous rentrions entre voisins et mon père ne manquait pas de
se faire houspiller pour m’avoir ramené à pas d’heure.
Dans cette rue
Armand Fallières où se dispersent mes souvenirs, la fontaine publique n’existe
plus. Elle ressemble à celles qui témoignent encore du temps jadis. J'en ai vu
une sur la place.
Nous les
mioches, formions des équipes et faisions dévaler nos billes de couleurs dans
le caniveau, comme les coureurs du Tour de France. Nous les accompagnions de
nos rires et de nos cris pour les rattraper avant qu’elles ne disparaissent
définitivement dans l’égout.
Au bout de la
rue je revois l’épicerie de Cécile ou je courrais plus souvent qu’à mon tour
chercher le complément de ce qui manquait à la maison.
Depuis « la
brèche » j’ai suivi la Lène jusqu’à l’avenue de Coulobres là où les
aménagements de ses abords prennent fin et que la rivière reprend son cours
naturel.
La végétation naturelle y est abondante. Les arbres apportent une ombre apaisante. Les berges végétalisées sont aussi de véritables habitats pour de nombreuses espèces animales dont les grenouilles. Armé d’une fourchette aplatie, attachée à du fil à pêche la marmaille se mettait en chasse des amphibiens. Je me prenais pour Ned Land le harponneur de Vingt mille lieues sous les mers ou Queequeg, le cannibale harponneur de Moby Dick. Mais ici rien à voir avec un poulpe où une baleine blanche seulement quelques batraciens. Je rassure ici les âmes sensibles, doté de cet équipement des plus précaires et ma maladresse devenue légendaire je n’ai harponné aucune grenouille mais y ai perdu bien des fourchettes.
9
Le château de l’Hermitage !
Un château de l’enfance dont parfois résonnait le nom au hasard des
conversations adultes. Tata Elvire y travaillait. Pour le reste cela ne
regardait pas les enfants. On y
passait parfois en voiture sans nous y arrêter et je regardais les tours et les
enceintes de ce château aussi mystérieux que celui de La Belle et la
Bête.
Elvire était assise
sur les dernières marches de sa maison rue Armand Fallières. Des clapiers
proches elle en avait tiré deux pigeons. Elle en tenait un dans chaque main,
les doigts sous les ailes, et leurs compressaient les poumons jusqu’à les
étouffer. Ceux-ci battaient de l’aile, dodelinaient de la tête et tournaient de
l’œil avant de tirer leur révérence. Si d’aventure l’animal n’était pas occis,
tata Elvire lui brisait les cervicales d’un tour de cou. Vlanpancrac ! Il était
mort. Comment cette femme aux yeux si clairs pouvait se révéler si cruelle ?
Pareil pour les lapins. Elle
tenait le condamné suspendu par les pattes arrière, l’étourdissait d’un coup
sec sur la nuque, afin que son cœur batte encore lors de la saignée, puis lui
tranchait les carotides. Une fois vidé de son sang elle enlevait le pyjama au
jeannot et je récupérais une patte, conservée jusqu’à ce qu’elle soit
découverte par ma mère et finisse à la poubelle. Mais je m’égare. Revenons à
nos pigeons. Dans une volée de plumes j’attendais toujours une réponse à ma
question :
« Dis, tata, a qui il
appartient le château où tu travailles ?
- A Moussioulouduc . »
J’avais bien des fois
entendu parler de ce Moussioulouduc sans savoir qu’il était propriétaire du
château de l’Hermitage. Ma tante était sa cuisinière. Lorsque je fus contraint
d’avaler quelques bouchées de pigeons aux petits pois, j’appris que
Moussioulouduc adorait cela et ne laissait pas sa part aux chiens. Il s’en
passait de belles dans les tours du château.
Un jour, il vint même à
Paris s’inviter chez nous dans le poste de télévision. L’académicien Antoine
Lévis-Mirepois me fut alors présenté comme le propriétaire du château où
travaillait tata Elvire. Il me paraissait bien plus fréquentable que ce
Moussioulouduc dont on m’avait parlé , même si Mirepois et petit pois jetait le
doute dans mon esprit.
Avec le temps ce
Moussiouloudouc m’est resté familier sans vouloir le connaître ni chercher à
franchir l’enceinte de sa demeure. Bien entendu Moussioulouduc est maintenant
décédé. Et il y avait belle lurette qu’il s’était séparé du château.
Mon frère ainé l’a connu
mieux que moi, puisqu’il a effectué bien des fois les vendanges avec mes tantes
Marie-Rose et Elvire, cuisinière et «meneuse», pas de revue, mais celle qui
gérait le rythme de tous les coupeurs.
A la demande de Geneviève
Forasiepi, les actuels propriétaires ont eu l’élégance de m’ouvrir leurs portes
et me faire visiter le château et bien entendu la cuisine, intégrée désormais à
l’un des vingt-cinq appartements de charme à la configuration unique et au
décor personnalisé qu’ils proposent.
Les propriétaires ont
effectué un gros travail de rénovation. Ceux-ci ont reconstitué alors toute la
propriété en rassemblant un vignoble de quarante hectares avec le château ainsi
qu’un parc et jardin de six hectares. Il accueille aujourd’hui dans un cadre entièrement
restauré, hôtes, animations, spectacles, concerts et vient d’ouvrir un
restaurant.
10
Ceux qui me
connaissent le mieux se demandent bien dans quel billet j’évoquerais le Pioch’,
ce lieu mythique de ma jeunesse. Pour eux qui en ont si souvent entendu parler,
il est impensable que je ne m’y soit rendu, ni ne l'évoque dans cette série
"hors saison" sur Servian.
Pour les autres,
qui n’en ont jamais entendu parler ou qui ne le situe pas bien dans leur
esprit, du village de Servian, à hauteur du cimetière vieux, vous prenez la
D146 en direction d’Abeilhan. A trois kilomètres vous empruntez à main gauche,
ce qui était à l’époque un chemin poussiéreux de limon jaune jusqu’à atteindre
une minuscule bicoque dressée parmi les acacias, rayonnant sur l’ensemble d’un
verdoyant panorama qu’il surplombe à quatre-vingt-dix mètres. Il domine au
Sud-Ouest la vallée de la Lène. C’était Le Pioch' ou Pioch' d'Audouy. Un refuge
sans eau ni électricité. Rien d’autre que de la terre, des vignes, quelques
amandiers et des grillons. Le Paradis des enfants et des grands en des temps
qui ne connaissaient pas la télévision, les tablettes tactiles, ordinateurs et
téléphones portables et consoles vidéo.
J’y suis donc
retourné à pied en empruntant le faubourg Montplaisir pour rejoindre la D146. A
une volée de moineaux de ce fameux Pioch', mon cousin Jacques entretient une
belle propriété dont il a planté toutes les variétés arborescentes depuis
quarante ans. Elles ont grandi sous l’oeil vigilant de ce travailleur acharné
qui n’a de cesse de se donner chaque jour à sa tâche. L’éblouissant résultat
habille le panorama d’un joli camaïeu de vert où l’ombre se veut
rafraîchissante et apaisante. Quel délice ce doit être de vivre ici, loin de la
fureur du monde.
Que dire alors
de ce que j’ai vu, ou plutôt que je n’ai pas vu du Pioch’ de ma jeunesse que
Jacques m’a emmené voir ?
Il n’y a
absolument rien à en dire. Je soupçonne que le bâtiment d’origine a été rasé au
profit d’une maison plus vaste et plus cossue dont j’aperçois la toiture
par-dessus le vilain mur de parpaings qui l’entoure. Le Pioch’ est devenu un
camp retranché. Les lapins ne viendront pas nuire à sa végétation comme s’en
plains Jacques sur « ses terres ».
Je me demande ce
que peut donc bien voir l'actuel propriétaire. Un mur de Berlin. Que serait-il
devenu ce Pioch' si Jacques avait habillé de vert son enceinte avec autant de
talent et de charme que la propriété dont il a la charge ? Il me l’aurait
certainement sublimé comme le fait ma mémoire.
Les jours de «
Pioch » tonton Emilien, chargeait la benne de sa camionnette de deux ou trois
dames-jeannes d’eau claire, une de vin rouge, une de vin rosé, un panier avec
fruits et légumes, le goûter, la saucisse sèche, le jambon de pays, de la
viande à griller, deux ou trois mioches et en route pour le Paradis.
Le repas achevé,
les discussions et les rires épuisés. L’eau de la lessiveuse était chaude, la
vaisselle faite et les couverts étincelaient sur le linge où ils séchaient au
soleil. Les hommes assoupies dans des chiliennes, un mouchoir sur le visage,
gobaient des mouches avec des borborygmes de tuyauteries en détresse.
Les
merveilleuses journées d’été que nous avons passé là, à piailler à voix basse,
se dorer au soleil, se goinfrer d’amandes à en être malade à ne plus pouvoir
descendre de l’arbre, à être poursuivi par des guêpes, manger des grains de
raisin bleu de sulfate.
En fin
d’après-midi, lorsque la lumière virait doucement, abandonnait ses teintes
cristallines et sombrait avec le soleil, nous allions cueillir figues et
amandes. Nous nous mettions en quête d’asperges sauvages. Capturions des
sauterelles grises au ventre rouge. Nous nous amusions à les voir remuer leurs
pattes et contracter leur abdomen articulé. J’enfermais mes prisonnières dans
un pot vide que je trimbalais sur mon flanc dans une besace minuscule. Le long
du chemin, nous les regardions sauter dans leur prison de verre. Il y avait de
nombreuses haltes près des mûriers bruissant d’insectes. Nous nous griffions
les jambes aux ronces. A défaut de remplir nos seaux, Nous nous barbouillions
de fruits rouges portés maladroitement à la bouche par poignée.
Le soir nous
regagnions la camionnette de l’oncle après avoir libéré les prisonnières. Ocre
de poussière, poisseux de sucre, nous rentrions au village, les yeux fertiles,
cheveux au vent et sourire aux lèvres.
Ainsi était Le
Pioch'.
11
Mon séjour prend fin. Dans
quelques heures je quitterai le village pour prendre le TGV en direction de
Paris.
Je passe le pont, en caresse
le parapet, jette un œil attendri sur la Lène qui peut se révéler si terrible
et sort du village par l’avenue d’Espondheillan. A l’époque nous y trainions
notre mélancolie et notre ennuie en grillant quelques clopes avec les potes.
Notre tristesse aussi en se quittant au terme d’un mois de vacances.
Mon cœur s’évade dans
les campagnes. Marcou, La Cartoule, Bel Air. Immuable, le village dans le
lointain. Un village qui s’est certes étoffé, s’est modernisé mais en fin de
compte n’a guère changé. Son cœur est et restera au fond du mien toujours le
même.
Cette dernière journée comme
toutes les autres est délicieusement nonchalante. Tout ce que j’escomptais
faire là été bien entendu de travers, fait de rencontres, de discussions, de
flâneries, de paresse, de rêveries. Un air de liberté a flotté dans l’air tout
au long de cette semaine. J’ai pu déambuler au gré de mon inspiration dans ces
belles ruelles tortueuses.
Porté par mon vague à l’âme
j’ai retrouvé mille et une images restées tapies dans une mémoire qui ne m’a
pas trop fait défaut. J’ai cherché bien en vain de fantomatiques commerces.
Qu’importe, ils rôdent toujours derrière les brumes de mon esprit.
Le marchand de journaux et
de tabac de la Grand Rue chez qui je dépensais quelques francs en sucrerie et
en livres de la Bibliothèque verte. Le tabac du Jeu de Ballon. L’épicerie
Rossignol. La boucherie Nicouleau (?) et sa rangée de chaises où patientaient
de bavardes clientes. Les belles flutes du boulanger dans la montée de la rue
Pasteur. La pâtisserie des parents d’Alain Planes rue du Commerce, homonyme
d’un pianiste dont j’écoute l’interprétation des sonates de Schubert.
L’épicerie de la rue des
Baumes, dont j’ai retrouvé l’atmosphère dans celle de Baptiste Fabre, joué par
Fernand Charpin, dans le Schpountz de Marcel Pagnol. Soyons sérieux.
L’atmosphère seulement. Je ne veux pas faire offense à cet honorable commerce,
car ici pas « d’anchois des tropiques » mais des anchois frais, des maquereaux,
des condiments et des olives aux noms chantant préparées en vertes et en
noires.
Ma grand-mère Mathilde les
tirait une à une de son cornet de papier sulfurisé et les portait à sa bouche
avec une satisfaction évidente. Elle les faisait rouler dans sa bouche d'une
joue à l'autre comme un enfant le ferait d'un bonbon. Puis elle les
déshabillait du bout des dents, pompait le suc avant d'en avaler la chair. Elle
ne gardait que le noyau pour tenter d'en extraire le jus.
Mais il me faut partir.
Laisser Mathilde, Elvire, Marcelle, Emilien, Annie, Michelle, tonton René,
André, Claude, Jacques, Cécile, Madame Salvy, Rossignol, tant d’autres… tout
ceux qui au cours de ce séjour j'ai eu le plaisir de rencontrer ou de revoir,
sortir du village et rejoindre Béziers, les allées Paul Riquet, je jardin des
poètes et la gare.
Le train n’a pas
encore adopté cet air frondeur de TGV et se traîne le long de la Méditerranée,
comme un estivant en avance sur la saison, d’Age à Sète, le temps de lorgner
les premiers bains de soleil et le manège des ailes multicolores des kitesurfs
sur l’étang de Thau, avant de glisser ensuite jusqu’à Montpellier charger son
flot de passagers.
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