jeudi 29 novembre 2012

Tout va bien se passer !

Marcel Duchamp : Fontaine; 1917



Au rez-de-chaussée de là ou je travaille nous avons deux cabinets d’aisance, autrement dit des WC. Un gars, une fille. Ouais, on a préféré opter pour la parité plutôt que la mixité. Mais on avance vers la mixité. Les chiottes des filles sont autant dégueulasses que ceusses des garçons. C’est une grande victoire sociale. Bon alors deux chiottes. Dans les chiottes des garçons, il y a deux urinoirs Marcel Duchamp à l’air libre et deux cuvettes Jacob Delafon en local clos.
Déjà, je ne comprends pas pourquoi les Marcel Duchamp sont côte à côte dans un angle. Parce-que en général il n’y a pas de service de proximité. Quand un type entre dans les toilettes et que tu es déjà au Marcel, c’est rare qu’il vienne se coller pas loin pour tailler une bavette. Où alors, c’est qu’il me connaît depuis des lustres et qu’il craint d’avoir à me serrer la main avant que j’ai eu le temps de me les laver. Prudent, le mec. Moi aussi, d’ailleurs. Parce qu’il y en a qui confonde tes mains et un essuie main. Vous suivez ? J’espère parce que moi, je me comprends. Pis quand t’es au Marcel, t’aimes bien rester seul avec toi-même, des fois que le gêneur jetterait un coup d’œil par-dessus ton épaule pour mettre à jour sa fiche de statistique pour compléter ton dossier Edwige.
S’enfermer dans les WC reste donc toujours associé à un grand moment d’angoisse et de solitude. Si sans méfiance on s’aventure seul et avec détermination en local aveugle on peut avoir bien des surprises. D’emblée rien qu’à l’odeur tu cherches s’il n’y a un rat mort en putréfaction qui flotte dans la cuvette. Et à la place du rat, tu découvres les traces de pneus d’un trente tonnes accidenté avec remorque sur une route verglacé. Et ça fait peur, les routes verglacées avec un trente tonnes fracassé dessus De plus, s t’as pas mis ton gilet fluorescent et installé de triangle, ça craint. Avant qu’on te verbalise, tu rebrousses chemin fissa. C’est le fissa justement qu’attendait Dugenoux pour lui aussi s’aventurer en Terra Incognita pour y faire comme toi son caca. Et Dugenoux, lui aussi, sent le rat crevé à plein nez et à son regard de maloude, tu subodores qu’il te prend illico expresso pour l’assassin du dit rat crevé. Alors tu t’enfermes, les larmes aux yeux, pour faire bien comprendre à Dugenoux ben que non, c’est pas toi qui sors des chiottes mais qu’en dépit du rat crevé, tel Indiana Jones tu affrontes le danger. Et en plus tu gueules à travers la porte « Ah les salauds ! Pourrait nettoyer après avoir chié, quand même ! » question de bien insister sur le « Putinssapumécépamoikéféssa ». Bref t’es dos à la porte avec devant toi les dégâts du trente tonnes avec remorque pas évacué. Ce n’est pas ta première scène de crime, mais t’as toujours autant de mal à t’y habitué. Surtout à cause de l’odeur. Alors tu vitupères, tu invectives, tu te courrouces le couscous quand tu constates en plus du trente tonnes avec remorque que le voleur de brosse à dents de cheval à encore frappé. Alors là c’est l’ostéoporose. En fin de compte tu as dit entre tes dents : « c’est le pot aux roses » mais tu l’as fait glisser tellement vite entre tes lèvres que tout le monde à compris autre chose, même moi, et on se demandait ce que l’ostéoporose venait faire dans ton histoire. Tu hésites entre gerber ou pleurer. Les deux peut-être ! Tu te contentes de respirer bien fort. « Mais qu’est-ce qu’il en foute, bordel, des brosses à dents de cheval ? » tu te dis. Parce-que toi, ça te viendrait pas à l’idée d’aller la chourer cette putain de brosse à dents de cheval, vu que tu en as besoin pour évacuer les déchets du trente tonnes et de sa remorque. Ben, y en à si. Et ce n’est pas discret comme truc une brosse à dents de cheval. « Komenkifon ? » tu gémis. Tu comprends mieux maintenant l’expression : « l’avoir dans le cul la balayette » parce qu’il n’y a pas d’autre moyen pour sortir l’objet du larcin. Et faut se la mettre profond parce qu’elles sont en alu avec protection pour la garde comme sur les épées suivi d’un manche. Faut être vicieux quand même pour s’enfiler trente centimètres d’alu dans le rectum avec la garde et le manche. Ça laisse même rêveur sur les prouesses du genre humain. Encore un truc qui restera dans les annales genre livre des records.
Le monde n’a pas fini de te surprendre et on finit par se faire à tout. Mais tu n’as pas que ça à foutre à rester dos collé au mur de la porte. Tu as du boulot ! Pis faut te faire une raison, après Dugenoux, il y’ en aura un autre et encore un autre et encore un autre. Tu ne vas tout de même pas rester planté là toute la sainte journée à gémir accablé par le doute, la culpabilité et la honte ? Faut y aller, mon petit bonhomme. Faut te forcer ! Alors c’est là que tu prouves que le genre humain est plein d’ingéniosité. Tu te démerdes comme tu peux, et nous ne dévoilerons pas comment tu t’y ais pris pour nettoyer la cuvette. Tu conserves ça pour le brevet du concours Lépine. Et tu as bien raison, ami. A chacun son truc et son mérite. Ca y est, c’est propre. Tu respires. Tu vas pouvoir enfin vaquer à tes petites affaires. Alors tu tombes culottes et vrac tu te retrouves avec tes chevilles à hauteur des oreilles. Tes Chaussettes sont bonnes pour la poubelle et tes chaussures mériteraient bien un petit coup de brosse. Mais ce n’est pas le plus grave. La cuvette est froide et surtout profonde. Tu sens même le contact de l’eau sur tes fesses blêmes chairdepoulisées. Tu as beau onduler du pelvis tel Elvis, la position inconfortable de ton bassin t’empêche tous mouvements. Toute ta personne t’enjoints à appeler au secours pour qu’on t’extirpe de la cuvette. Mais tu es accablé de honte rien qu’à l’idée d’être délivrée dans un tel appareil. Alors tu fermes ta gueule. Dans le cul la balayette, O.K. mais l’abattant ! Comment font-ils pour l’abattant ? C’est pas le genre dégonflable, ni pliable un abattant. Faut être équipé au moins d’un sac de sport. Et aller aux chiottes avec son sac de sport ça passe pas inaperçu quand même. Tu médites sur la chose. Et c’est là qu’on frappe à ta porte. Tu regardes vite fait ta montre. A cette heure là ce ne peut pas être le facteur où les éboueurs pour les étrennes. T’es obligé de prendre ton courage à deux mains : « Céki ? » - « C.H.S.C.T ! » hurle quelqu’un derrière la lourde. Tu tends la main pour déverrouiller et ouvrir la porte avec la pointe du pied. Alors les membres du C.H.S.C.T font irruption en brandissant leur badge : « Dont’ Move ! Contrôle des lunettes ! Contrôle des balayettes et du papier toilette ! Et toi, t’es comme un con, coincé dans la cuvette, les pantalons sur les genoux et les bras en l’air pour éviter de te faire descendre. Une bavure dans les chiottes, tu connais. « Pourvu qu’il n’arrive rien » tu souffles. Tu penses à Kafka. Tu penses à la Métamorphose du même Kafka. Tu penses « j’irais faire Kafka sur vos tombes ! » Tu ne sais plus. Cool, man. Tout va bien se passer. Cool, tout va bien se passer…..

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