Quel souffle ! Si puissant, si continu, si coloré, si imaginatif que l’on se prend à rêver qu’à lui seul il puisse oxygéner une fiction française quelque peu anémiée. Il est vrai que Miroir de nos peines (528 pages, 22,90 euros, Albin Michel), troisième tome de la trilogie de Pierre Lemaitre commencée avec Au revoir là-haut (prix Goncourt 2013) et poursuivie avec Couleurs de l’incendie, non seulement ne déçoit pas les ravis du début mais a ceci d’exceptionnel, en tout cas de rare dans le genre, que la force d’évocation est constante sur l’ensemble du triptyque désormais clos – car il n’ira pas au-delà ayant bouclé la boucle chronologique qui court de la fin de la première guerre mondiale au début de la seconde. A croire que le tout a été écrit d’un trait de plume. On ne sent ni les coutures, ni les pauses, ni les hésitations, ni la recherche documentaire alors qu’une telle entreprise est faite de ça. Une prouesse.
Que l’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas cinématographique mais visuel. Cela ne doit rien aux séries télévisées mais tout au feuilleton du XIXème dans l’esprit d’un Eugène Sue et surtout d’un Alexandre Dumas. On retrouve les personnages récurrents comme de vieilles connaissances, notamment la petite Louise du premier tome, une femme de trente ans désormais serveuse dans un bistro du côté de Montmartre à l’enseigne de la Petite Bohème et de sa « cuisine parisienne ! ». Ce qui lui arrive dès le début du livre est un détail mais assez puissant pour bouleverser et réengager une vie. S’il était un joueur d’échecs, on dirait de Pierre Lemaitre qu’il a le génie des ouvertures époustouflantes. Il l’a prouvé dans les trois tomes. Car ce n’est pas donné à n’importe quel romancier de savoir ainsi prendre son lecteur au collet dès l’entame pour ne plus le lâcher pendant cinq cents pages.
Et quel Roman ! Extravagant, sans répit, mais toujours si vrai à défaut d’être toujours exact. Il est vrai que lorsqu’on choisit de situer son action à une période précise et tragique de l’histoire de la France contemporaine, on a intérêt à se documenter soigneusement afin de désamorcer toute critique.(...) En l’espèce, l’exode de 1940 face au rouleau-compresseur de l’armée allemande, lorsque les Français furent pris de vagabondage. Lemaitre nous les montre tour à tour mesquins, petits, égoïstes, cupides mais aussi solidaires, généreux, dignes face à l’épreuve. Des salauds et des hommes de bonne volonté. Des Français, quoi !
L’héroïne est de cette foule qui s’en va sans trop savoir où la mène ce flux ininterrompu qui prend la route à pied, en voiture, à vélo, en charrette le ciel les menacerait-il de bombes. Partir, « ce rêve de bon projectile » disait Paul Morand, ici tourne au cauchemar. Dans son épopée estivale, une poignée de jours à peine entre le 6 avril et le 13 juin, Louise se mêle à ce millier de détenus de la prison militaire du Cherche-Midi à Paris évacués vers le sud, à des déserteurs et des voleurs et à un irrésistible personnage de mythomane, un certain Désiré Migault, usurpateur qui se fait passer pour un aumônier militaire et s’envole dans des homélies qui annoncent Eddy Mitchell (« Mes biens chers frères… »).
Tout est possible dans une situation aussi chaotique, démente, immaitrisable. Folie des ces journées de juin 40 où le pays, la police, l’armée, l’Etat tombent en collapsus, la population comme assommée par la défaite qui s’annonce. Nous voilà au cœur de la panique parisienne, dans les Ardennes, sur la ligne Maginot et bien sûr le long des routes où l’armée réquisitionne à tour de bras, tandis que le gouvernement délire sur une cinquième colonne communiste, que les soldats sont obsédés par la trahison (il n’y a pas que le traitre patenté Paul Ferdonnet de Radio-Stuttgart) et que la rumeur populaire répercute ce que l’on n’appelle pas encore des fakenews mais plus simplement des bobards diffusés par la propagande.
Inévitablement, il y a non pas des ressemblances mais bien des résonances entre cette époque et la nôtre – ce que l’historien Jean-Noël Jeanneney a appelé « la concordance des temps ». Elle transparait dans ce roman à travers le désarroi des réfugiés, de l’efficacité de la désinformation, du poison des rumeurs. Parfois pointe ça et là son souci de la question sociale. Une préoccupation authentique ancrée en l’auteur du plus loin et qui va de pair avec la critique d’un certain milieu, d’un monde et d’une classe. (...)
C’est sombre jusqu’à parfois virer au noir car la touche ironique, farcesque, comique propre à Lemaitre depuis ses débuts vient toujours à point relever la séquence. Ce style est d’autant plus percutant qu’il est un conteur né, qu’il n’hésite pas à interpeller le lecteur comme Alexandre Dumas et Diderot avant lui (le dialogisme dans Jacques le fataliste) qu’il donne l’impression d’écrire à voix haute. En lisant en écoutant… La méthode est éprouvée et ici, jamais gâtée par les clins d’œil (au Melville de l’Armée des ombres etc) que l’auteur s’autorise en espérant que les cadeaux qu’il se fait ainsi à lui-même seront aussi reçus comme tels par ses lecteurs.
On sent qu’il a pris du plaisir à échafauder cette aventure, à imaginer le destin de ses personnages, et cette humeur est communicative. Cela se niche jusque dans les détails, lorsqu’il situe l’hospice des Enfants assistés au 100, rue de l’Enfer (on n’ira pas vérifier). Les dialogues sont aux petits oignons (« Les civils s’enfuient, les militaires, eux font retraite, nuance ! »); les chutes en fin de chapitre, d’un feuilletoniste aguerri ; l’excipit du roman, aussi inattendu que tordant ; et labourait le terrain avec une admirablles descriptions.
Pas de doute : cet artisan a du métier. Sa langue est simple, sans artifice inutile ; la charpente et les finitions, admirablement agencées. (...) Une écriture, un son, une densité, une profondeur. (...) Pierre Lemaître n’a certes pas inventé sa forme ; mais il l’a faite à sa main et celle-ci n’a pas tremblé.
L’héroïne est de cette foule qui s’en va sans trop savoir où la mène ce flux ininterrompu qui prend la route à pied, en voiture, à vélo, en charrette le ciel les menacerait-il de bombes. Partir, « ce rêve de bon projectile » disait Paul Morand, ici tourne au cauchemar. Dans son épopée estivale, une poignée de jours à peine entre le 6 avril et le 13 juin, Louise se mêle à ce millier de détenus de la prison militaire du Cherche-Midi à Paris évacués vers le sud, à des déserteurs et des voleurs et à un irrésistible personnage de mythomane, un certain Désiré Migault, usurpateur qui se fait passer pour un aumônier militaire et s’envole dans des homélies qui annoncent Eddy Mitchell (« Mes biens chers frères… »).
Tout est possible dans une situation aussi chaotique, démente, immaitrisable. Folie des ces journées de juin 40 où le pays, la police, l’armée, l’Etat tombent en collapsus, la population comme assommée par la défaite qui s’annonce. Nous voilà au cœur de la panique parisienne, dans les Ardennes, sur la ligne Maginot et bien sûr le long des routes où l’armée réquisitionne à tour de bras, tandis que le gouvernement délire sur une cinquième colonne communiste, que les soldats sont obsédés par la trahison (il n’y a pas que le traitre patenté Paul Ferdonnet de Radio-Stuttgart) et que la rumeur populaire répercute ce que l’on n’appelle pas encore des fakenews mais plus simplement des bobards diffusés par la propagande.
Inévitablement, il y a non pas des ressemblances mais bien des résonances entre cette époque et la nôtre – ce que l’historien Jean-Noël Jeanneney a appelé « la concordance des temps ». Elle transparait dans ce roman à travers le désarroi des réfugiés, de l’efficacité de la désinformation, du poison des rumeurs. Parfois pointe ça et là son souci de la question sociale. Une préoccupation authentique ancrée en l’auteur du plus loin et qui va de pair avec la critique d’un certain milieu, d’un monde et d’une classe. (...)
C’est sombre jusqu’à parfois virer au noir car la touche ironique, farcesque, comique propre à Lemaitre depuis ses débuts vient toujours à point relever la séquence. Ce style est d’autant plus percutant qu’il est un conteur né, qu’il n’hésite pas à interpeller le lecteur comme Alexandre Dumas et Diderot avant lui (le dialogisme dans Jacques le fataliste) qu’il donne l’impression d’écrire à voix haute. En lisant en écoutant… La méthode est éprouvée et ici, jamais gâtée par les clins d’œil (au Melville de l’Armée des ombres etc) que l’auteur s’autorise en espérant que les cadeaux qu’il se fait ainsi à lui-même seront aussi reçus comme tels par ses lecteurs.
On sent qu’il a pris du plaisir à échafauder cette aventure, à imaginer le destin de ses personnages, et cette humeur est communicative. Cela se niche jusque dans les détails, lorsqu’il situe l’hospice des Enfants assistés au 100, rue de l’Enfer (on n’ira pas vérifier). Les dialogues sont aux petits oignons (« Les civils s’enfuient, les militaires, eux font retraite, nuance ! »); les chutes en fin de chapitre, d’un feuilletoniste aguerri ; l’excipit du roman, aussi inattendu que tordant ; et labourait le terrain avec une admirablles descriptions.
Pas de doute : cet artisan a du métier. Sa langue est simple, sans artifice inutile ; la charpente et les finitions, admirablement agencées. (...) Une écriture, un son, une densité, une profondeur. (...) Pierre Lemaître n’a certes pas inventé sa forme ; mais il l’a faite à sa main et celle-ci n’a pas tremblé.
Pierre Assouline.
Extrait de l'article de Pierre Assouline dans La république des livres.
Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines, Albin Michel
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