jeudi 28 janvier 2021

1970 et les autres (16 ) Alman brothers band, Idewild South


 


 


    Dans les années soixante dix, neuf avisos croisaient alors dans les mers du globe.

    Le Victor Schœlcher comme conserve de la Jeanne d'Arc durant onze campagnes. Le Commandant Bourdais qui pratiquera l'assistance à la pêche hauturière du Canada au Spitzberg. La division des avisos du Pacifique : l'Amiral Charner, le Doudart de Lagrée, le Balny, le Commandant Rivière et le Protet. Et dans l'Océan Indien Le Commandant Bory et l'EV Henry.


    Au fil des mois passés à Diego, chacun de nous avait fini par y ancrer des habitudes devenues pratiquement immuables tant cette ville nous était devenue chaleureuse et familière. Nous sillonnions l'Océan Indien de Ceylan à l'Afrique du sud sans jamais nous en lasser, mais avec hâte de rejoindre notre port d'attache de Diego Suarez.
     Tout un chacun comptait les semaines et les mois qui les séparaient du retour en métropole. Avec les différents changements d'équipage j'ai fini par faire parti des «anciens» à bord. Je comptais achever mon affectation à Diego voire même d'en demander une seconde à bord tant je m'y sentais à mon aise.

    Je n'ai gardé aucun souvenir du nom de l'aviso qui en ce début d'année 1972 est rentré à Lorient pour un carénage qui avait lieu, si ma mémoire est bonne, tous les cinq ans.

    Quoi qu'il en soit l'intégration de l'E.V. Henry à la division des avisos du Pacifique pour le remplacer tomba comme une coup de tonnerre à bord. Ainsi nous allions quitter Diego, les amis du Commandant Bory que les ennuis moteur contraignaient à rester, la Taverne, le Saigonnais, ces hauts lieues de festivités et l'ile enchanteresse de Madagascar ainsi que ces habitants.

    Mais la perspective de quitter l'Océan Indien et rejoindre le Pacifique gardait bien des attraits. Pratiquement un demi-tour du globe jusqu'à Tahiti avec bien des escales représentatives à envisager.

    Ayant quitté définitivement Diego Suarez, notre ultime étape dans l'Océan Indien fut à la base américaine de l'atoll de Diego Garcia dans l'archipel des Chagos.

    L'apparition de la Guerre froide et l'accroissement de la présence soviétique dans des pays riverains de l'océan Indien conduisirent les États-Unis à rechercher une base d'opérations. L'installation de structures militaires sur Diego Garcia est accordée par les Britanniques aux Américains pour cinquante ans à la suite de discussions conclues en 1966
    L'atoll de Diego Garcia est la seule base militaire anglo-américaine permanente dans l'océan Indien. La base de Diego Garcia permet aux Etats-Unis de contrôler le trafic aérien et maritime sur environ 75 millions de km 2. En effet, l'atoll est situé à 2 000 kilomètres de l'Inde, à 3 500 kilomètres des côtes orientales de l'Afrique et de l'Indonésie, à 4 500 kilomètres du golfe Persique et à 5 000 kilomètres des côtes occidentales de l'Australie. Il est situé au croisement des routes maritimes reliant l'Extrême-Orient à l'Europe aussi bien via le canal de Suez que par le cap de Bonne-Espérance et les pétroliers sortant du golfe Persique croisent au large de Diego Garcia quelle que soit leur destination et notamment en direction de l'Asie.


    Lorsque nous y avons accosté, la base en voie d'édification sur cet atoll n'avait qu'un an d'existence. Mais les américains en pleine guerre du Vietnam étaient dotés d'une force militaire et d'un arsenal logistique considérables. L'atoll en soi était dévasté. Engins de chantier, pistes d’atterrissages pour les nombreux chasseurs stationnés sur place, innombrables baraquements pour le personnel et une vie à l'américaine établie.  Nous étions dans un film. Les rapports entre les frenchy et les soldats américains furent fraternels et jalonnés de nombreux échanges de souvenirs. Dans des magasins dignes des meilleurs dutty-free nous y firent acquisition d'alcool et de cartouches de cigarettes américaines.

    Les casquettes américaines, la musique, les tee-shirt, le whisky, les Lucky Strique et les Zippo de la base de Diego Garcia fleurirent dans les postes équipages du Henry transformés en tripot de base américaine. Nous étions équipés pour glisser d'une seule traite jusqu'en Papouasie nouvelle Guinée.

    Dans ma bannette, casquette visée sur le crâne, Lucky au bec je découvrais alors le rock sudiste.


mercredi 13 janvier 2021

Sabine Weiss, sous le soleil de la vie, jusqu'au 20 février

 

 

                                                                            Madrid 1950

 

Marie Desplechin

Extraits de l’ouvrage Émotions, paru aux Éditions de la Martinière, 2020 

 




    "Dans le petit atelier qu’elle habite depuis plus de soixante-dix ans, les objets sont partout. Sur les murs, les tableaux, les reliquaires et une extravagante collection d’ex-voto qui grimpe comme une vigne vierge sur le limon de l’escalier. Des cailloux polis devant la cheminée, des sulfures sur une étagère, un mortier au fond troué, un masque de momie... « J’accumule les fourbis », constate Sabine Weiss. Cette grosse pierre ronde qui semble avoir deux yeux a été rapportée du voyage en Égypte. Elle l’avait offerte à Hugh, son mari, qui lui demandait à chacun de ses retours : « T’as pas un cadeau pour moi ? » Ce petit étui à Coran, elle l’avait trouvé à Ramatuelle, pour lui. Elle a fait traduire les caractères gravés sur l’argent : « Que la joie, la félicité et l’amour vous envahissent. »

    Chaque chose ici à son histoire, et chaque histoire est précieuse. Sabine repose l’étui sur le plateau de la commode, sous l’escalier. Elle le regarde, le déplace de quelques millimètres. Elle plisse imperceptiblement les yeux pour vérifier sa juste place. « Encore hier, je me disais : mais enfin, arrête ! Je suis toujours en train de composer. » C’est une habitude qu’elle a depuis tant d’années qu’elle est devenue son œil.

Elle a ce même regard en feuilletant les épreuves de ce livre. Cette fois, elle n’a pas laissé à d’autres le soin de choisir les photos. Elle s’en est chargée, revisitant le travail de toute une vie. Elle s’arrête, portant à chaque image l’attention affectueuse qu’elle accorde aux objets. « Ah, dit-elle, celle-là , je l’aime bien. » Il y a tant de raisons d’aimer une photo, le modèle, la rencontre, l’histoire, le moment, la composition, la lumière, la convergence miraculeuse de tous ces éléments. Elle résume : « J’aime beaucoup mes photos, je suis très sentimentale. » Il y a de la malice dans son sourire, de l’évidence aussi. Les pages jonchent la table basse, les années dé lent. Sabine Weiss a quatre-vingt-seize ans. Elle photographie depuis qu’elle a onze ans. Elle est entrée en apprentissage à dix-huit ans. Elle était photographe certifée à vingt et un ans. Professionnelle, elle a « fait de tout », des bébés et des morts, des reproductions de tableaux, des parfums et du cognac, des riches dans leurs belles maisons, des mannequins dans toutes les poses... Elle a ramené des reportages des États-Unis, d’Éthiopie, du Portugal, de Belfort, d’URSS, d’Inde, du Val-de-Marne... Elle a tiré des portraits d’artistes, écrivains, peintres, sculpteurs, chanteurs, dont certains entaient ses amis. Elle a photographié aussi Jean Monnet, ou Dwight D. Eisenhower. Elle a eu des clients prestigieux, des magazines légendaires, des publicitaires réputés, une agence historique, en France et sur- tout aux États-Unis. « J’ai tout fait », répète-t-elle avec une erté d’artisan, confondue par la quantité , la diversité et la difficulté de l’ouvrage abattu. 

 

 

                   l'homme qui court
 

    Ces milliers de clichés de commande mériteraient de faire l’objet d’un inventaire et d’une exposition pour eux- mêmes. Mais ce livre présente l’autre monde de Sabine Weiss, celui des images libres de contraintes, des « photos pour soi », comme d’autres ont eu « une chambre à soi ». Les visions chéries saisies lors de ses reportages et les clichés pris en promenade, sans y prendre garde, quand elle sortait le soir avec Hugh, aux alentours de l’atelier du boulevard Murat, porte de Saint-Cloud. Ils lui ont valu, au l des années, une renommée parallèle, qui a ni par dépasser puis par occulter la réussite de l’artisane. Elle l’accueille avec un plaisir teinté de doute. Elle n’est pas sûre de vouloir quitter le monde du métier pour celui de l’art. Elle se tient toujours sur la réserve : « Pas artiste, non. » 

 

                         Je suis un cheval

 

    Sabine Weiss n’a pas voulu l’admiration des foules. Elle balaye d’un geste l’idée même qu’elle aurait pu la rechercher. « Je n’en avais pas besoin... J’avais du travail. » Trois de ses photos ont pourtant guré dans la mémorable exposition présentée au MoMA en 1955, The Family of Man. Le conservateur Edward Steichen, auquel elle avait été recommandée, l’avait d’abord gentiment découragée. Elle semblait si jeune. Trente ans. Puis il avait jeté un œil à son dossier et s’était ravisé. Sabine Weiss n’est pas alors une inconnue. Des expositions personnelles lui ont été consacrées, l’année précédente, à Chicago, à Minneapolis, à New York, à Lincoln. Elle n’a pas assisté aux vernissages. Elle n’en a même vu aucune. « Pas le temps... J’avais tellement de travail ! » Pour qu’elle contemple en n ses photographies au mur, il faut qu’une bande d’amis menée par Hugh organise pour et malgré elle un accrochage à Arras, au centre culturel Noroit. C’était en 1979, elle avait cinquante-cinq ans. Et encore... Alors qu’elle s’apprête à livrer ses cartons de photos aux organisateurs a n qu’ils s’en débrouillent, Robert Doisneau la chapitre : elle doit absolument choisir elle-même ses images. Elle s’exécute et opère la sélection parmi ses collectes des décennies cinquante et soixante. La récompense est immédiate : agrandies, encadrées, accrochées, les photographies lui apparaissent « dans leur cohérence ». Doisneau, a rme- t-elle, l’a révélée à elle-même. Si bien qu’elle reprend la pratique qu’elle avait délaissée pendant une bonne 

dizaine d’années, refuse les propositions commerciales et repart en maraude. Si c’était à refaire, a-t- elle souvent con é, elle délaisserait les commandes. Pas de mode, pas de publicité. Des reportages, des balades, des rencontres, voilà ce qu’elle ferait, exclusivement. Une vie entièrement dévolue au plaisir de voir. « Je me délecte d’être obligée de regarder », dit-elle. Une vie de délectation.

Un fantasme. Car comment a ranchir l’œuvre libre de Sabine Weiss de l’existence contrainte ? Comment comprendre la singularité de ses photographies, leur intégrité, leur rapidité un peu rêche ? Sabine Weiss s’arrête sur l’une d’elles : « J’aime beaucoup celle-ci. Elle est très mauvaise techniquement, mais ce monsieur qui se penche pour acheter un brin de muguet à ces gosses... » On se dit que, pour s’émanciper si allègrement de la technique, il faut l’avoir vraiment possédée. Sabine Weiss s’est tellement exercée qu’elle sait voir sans (tout) voir. Ses compositions se jouent du net et du ou, du détail, des passants qui traversent le champ. « On ne peut rien prévoir. On fait ce qu’on peut. On est tributaire du hasard. J’aime bien. »

Parce qu’elle est libre d’ambition, l’œuvre de Sabine Weiss échappe à la fabrication comme à l’anecdote. Elle ne trouve pas sa cohérence dans un projet, mais dans une disposition. Elle ressemble à son auteure, quelles que soient ses réticences à se considérer comme une artiste. C’est peut-être qu’il y a quelque chose d’insuffisant dans le mot « artiste », quelque chose qui ne rendrait pas justice à cette qualité industrieuse de la photographie qui ne peut pas s’autoriser du caprice, parce qu’elle est d’abord un art de la technique et de la chimie, un art du faire. (...)

Sabine a beaucoup photographié les enfants. Professionnellement, peut-être aussi parce qu’elle est une femme, on le lui a beaucoup demandé. Mais il y a autre chose. Partout où elle est passée, de l’Inde à Saint-Cloud, elle a rapporté des portraits d’enfants. Ses photos n’ont pas grand-chose de « mignon », ni même d’évocateur. Les enfants y gurent crûment, comme des êtres à part entière, saisis dans leur vérité sociale, culturelle, familiale. Cocasses ou déchirants, ils existent en acteurs du monde. Elle remarque : « Je ne suis pas très loin de tout ça », et c’est probablement à la vigueur persistante de sa propre enfance qu’elle doit l’intégrité de son regard. Elle sait comme personne photographier un enfant parce qu’elle est son égale.

Sabine Weiss ne se souvient pas d’avoir été impressionnée par ses modèles, même les plus illustres (« le maréchal Juin, très gentil »). Elle dit pourtant : « Les enfants ne vous font pas peur, ils ne vont pas vous casser la gure. » Elle constate, en parcourant ses photos : « Beaucoup d’enfants, beaucoup de vieux, peut-être qu’ils font des choses plus intéressantes que les adultes. » Des mendiants aussi, des clochards, des gens du voyage, des gens « simples ». « Les milieux populaires, ça me touche. Ils ne sont pas prétentieux. Je ne les manipule pas. » Elle qui, pour les magazines, a tellement photographié les heureux du monde semble trouver une forme de paix, de tendresse aux marges de la société adulte et triomphante. C’est là qu’elle s’arrête, touchée par un geste, une attitude. Elle choisit « les gens paumés », « les gens seuls ». « Vous savez, ajoute-t-elle, considérant son œuvre, ce n’est jamais très gai. » 

 

                              Accordéoniste, avenue de Versailles

 

    Pour autant, indifférente aux malstroms de son siècle, Sabine Weiss ne s’est jamais « mêlée de politique ». La faute à la Suisse ? « On n’y parlait pas beaucoup de politique, on y vivait assez calmement. » Dans le long entretien qu’elle a accordé à Amaury Chardeau pour France Culture, elle règle la question : « Je ne suis pas une militante. Je ne suis pas une féministe. Je n’ai même pas les mots pour ça. Je suis très engagée dans ma propre vie, dans ma photographie. Je suis nalement une personne très égoïste. » Elle dit aussi, ce qui la dé nit bien : « Je ne suis pas fervente. »

    À l’écouter même, c’est le hasard des temps qui l’aurait rangée dans l’école de la photographie humaniste, avec l’ami Robert Doisneau et tous les autres, Willy Ronis, Brassaï, Henri Cartier-Bresson... Elle en a croisé quelques-uns, sans se lier. Elle n’a pas besoin de bande et, de toute façon, elle a Hugh. Elle ne leur reconnaît aucune in uence sur son travail. Le seul qui l’aurait marquée leur est bien antérieur. C’est August Sander, l’immense portraitiste allemand du début du siècle dernier. Lui, elle l’admire : « Très simple. Très frontal. Ça, ça m’intéressait. » Elle-même n’a aucune réticence à reconnaître l’aspect documentaire de son travail, elle aime « témoigner ». Et elle se mé e de l’anecdote comme d’une peste. Sander, effectivement. (...)

dizaine d’années, refuse les propositions commerciales et repart en maraude. Si c’était à refaire, a-t- elle souvent con é, elle délaisserait les commandes. Pas de mode, pas de publicité. Des reportages, des balades, des rencontres, voilà ce qu’elle ferait, exclusivement. Une vie entièrement dévolue au plaisir de voir. « Je me délecte d’être obligée de regarder », dit-elle. Une vie de délectation.

    Un fantasme. Car comment affranchir l’œuvre libre de Sabine Weiss de l’existence contrainte ? Comment comprendre la singularité de ses photographies, leur intégrité, leur rapidité un peu rêche ? Sabine Weiss s’arrête sur l’une d’elles : « J’aime beaucoup celle-ci. Elle est très mauvaise techniquement, mais ce monsieur qui se penche pour acheter un brin de muguet à ces gosses... » On se dit que, pour s’émanciper si allègrement de la technique, il faut l’avoir vraiment possédée. Sabine Weiss s’est tellement exercée qu’elle sait voir sans (tout) voir. Ses compositions se jouent du net et du ou, du détail, des passants qui traversent le champ. « On ne peut rien prévoir. On fait ce qu’on peut. On est tributaire du hasard. J’aime bien. »

    Parce qu’elle est libre d’ambition, l’œuvre de Sabine Weiss échappe à la fabrication comme à l’anecdote. Elle ne trouve pas sa cohérence dans un projet, mais dans une disposition. Elle ressemble à son auteure, quelles que soient ses réticences à se considérer comme une artiste. C’est peut-être qu’il y a quelque chose d’insu sant dans le mot « artiste », quelque chose qui ne rendrait pas justice à cette qualité industrieuse de la photographie qui ne peut pas s’autoriser du caprice, parce qu’elle est d’abord un art de la technique et de la chimie, un art du faire. (...) 

 

                      New York

Sabine a beaucoup photographié les enfants. Professionnellement, peut-être aussi parce qu’elle est une femme, on le lui a beaucoup demandé. Mais il y a autre chose. Partout où elle est passée, de l’Inde à Saint-Cloud, elle a rapporté des portraits d’enfants. Ses photos n’ont pas grand-chose de « mignon », ni même d’évocateur. Les enfants y gurent crûment, comme des êtres à part entière, saisis dans leur vérité sociale, culturelle, familiale. Cocasses ou déchirants, ils existent en acteurs du monde. Elle remarque : « Je ne suis pas très loin de tout ça », et c’est probablement à la vigueur persistante de sa propre enfance qu’elle doit l’intégrité de son regard. Elle sait comme personne photographier un enfant parce qu’elle est son égale.

Sabine Weiss ne se souvient pas d’avoir été impressionnée par ses modèles, même les plus illustres (« le maréchal Juin, très gentil »). Elle dit pourtant : « Les enfants ne vous font pas peur, ils ne vont pas vous casser la gure. » Elle constate, en parcourant ses photos : « Beaucoup d’enfants, beaucoup de vieux, peut-être qu’ils font des choses plus intéressantes que les adultes. » Des mendiants aussi, des clochards, des gens du voyage, des gens « simples ». « Les milieux populaires, ça me touche. Ils ne sont pas prétentieux. Je ne les manipule pas. » Elle qui, pour les magazines, a tellement photographié les heureux du monde semble trouver une forme de paix, de tendresse aux marges de la société adulte et triomphante. C’est là qu’elle s’arrête, touchée par un geste, une attitude. Elle choisit « les gens paumés », « les gens seuls ». « Vous savez, ajoute-t-elle, considérant son œuvre, ce n’est jamais très gai. » 

 

 

                 Champs de courses à Auteuil

 

    Pour autant, indifférente aux malstroms de son siècle, Sabine Weiss ne s’est jamais « mêlée de politique ». La faute à la Suisse ? « On n’y parlait pas beaucoup de politique, on y vivait assez calmement. » Dans le long entretien qu’elle a accordé à Amaury Chardeau pour France Culture, elle règle la question : « Je ne suis pas une militante. Je ne suis pas une féministe. Je n’ai même pas les mots pour ça. Je suis très engagée dans ma propre vie, dans ma photographie. Je suis finalement une personne très égoïste. » Elle dit aussi, ce qui la définit bien : « Je ne suis pas fervente. »

    À l’écouter même, c’est le hasard des temps qui l’aurait rangée dans l’école de la photographie humaniste, avec l’ami Robert Doisneau et tous les autres, Willy Ronis, Brassaï, Henri Cartier-Bresson... Elle en a croisé quelques-uns, sans se lier. Elle n’a pas besoin de bande et, de toute façon, elle a Hugh. Elle ne leur reconnaît aucune in uence sur son travail. Le seul qui l’aurait marquée leur est bien antérieur. C’est August Sander, l’immense portraitiste allemand du début du siècle dernier. Lui, elle l’admire : « Très simple. Très frontal. Ça, ça m’intéressait. » Elle-même n’a aucune réticence à reconnaître l’aspect documentaire de son travail, elle aime « témoigner ». Et elle se mé e de l’anecdote comme d’une peste. Sander, effectivement. (...)

    Sabine, qui existe tellement, dit de ses sujets : « Photographier une personne, c’est la faire exister. » Moins dans l’image elle- même que dans cet instant d’échange, où l’une o re ses yeux et l’autre son regard. Encore et encore, montrant une autre photo, Sabine Weiss raconte une situation semblable : « Et celle-là , elle était tellement contente, elle avait besoin de quelqu’un. » On n’entend aucune arrogance dans cette sympathie universelle érigée en méthode d’approche. Plutôt une jubilation inépuisable, née du partage de la vitalité . Quelque chose comme une rédemption joyeuse, une double rédemption, de part et d’autre de l’objectif. « Je suis peut-être gentille au fond, lance Sabine Weiss, avec un sourire espiègle. Peut-être. »

« Ah bon ? Vous me connaissiez ? demande Sabine, dubitative. Je ne suis pas très connue quand même... » On proteste, elle semble s’étonner. Puis elle clôt le chapitre sur un murmure : « Tant mieux, tant mieux. Très bien... » Elle range sur la table devant elle les épreuves du livre à venir : « Ce sont les choix de Sabine Weiss. J’y ai mis les photos que j’aime. J’ai essayé de ne pas prendre de choses connues. » Elle se reprend : « Si, quand même... J’ai essayé de ne pas décevoir. »

Marie Desplechin

Les Douches la Galerie

5, rue Legouvé 75010 Paris
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jusqu'au 20 février 2021