Il me restait alors de nombreux mois à faire avant
de retourner à la vie civile. A mon retour d’outre-mer, après mes quatre mois de permission, ma nomination à
bord du B.S.L. Loire, affecté à la surveillance des pêches à Terre
Neuve, n’avait rien arrangé. Il me fallut alors faire des pieds et des
mains pour obtenir ma mutation en métropole. J’ai atterri sur le
Pétunia, un dragueur de mines comprenant huit hommes d’équipage, où j’ai
officié en tant que vaguemestre jusqu’à mon départ définitif en avril
1974. Cela m’autorisait à quitter le bord chaque matin et me promener
dans l’arsenal en compagnie de notre vieux bâtard chéri, Zef, un chien stupide. La vie
aurait pu s’écouler ainsi.
Sur le pont de Recouvrance, elle s’est pointée dans ma vie comme une
jolie fleur de printemps avec une étroite jupe en jean et
d’interminables bottes blanches. Elle m’avait fait croire à une
formation d’un an dans une école de puériculture à Brest. Il n’en était
rien. Seulement le désir de quitter Paris et venir vivre avec moi. Déjà à
l’époque le travail était inexistant. Et elle passait le plus clair de
son temps à m’attendre en rêvant à un demain merveilleux tout en courant
les magasins pour décorer de deux ou trois fanfreluches notre maigre
intérieur.
A deux pas de Recouvrance, dans une rue des plus sordides, nous vivions
dans une piaule chichement meublé, dont le loyer prohibitif grevait
largement le salaire d’un simple matelot.
Nous n’avions pas grand chose et vivions d’encore moins. Le dimanche
nous nous levions tôt, prendre le bateau et traverser le rade et le
goulet de Brest jusqu’à Camaret. Quel que soit le temps, la journée
s’écoulait à regarder la mer. Une heure avant le dernier passage, nous
partagions une crêpe en guise de repas du soir. L’amour ne nous coûtait
guère, bien moins que les livres de poche que nous lisions au lit pour
nous garantir un peu du froid. Seul un poste à transistors nous reliait
encore au monde. Partager nos joies avec nos proches demandait de
descendre armés de pièces dans une cabine au coin de la rue pour
téléphoner, en attendant des jours meilleurs afin de remonter en train à
la capitale y passer quelques jours. C’est dire si les nouvelles
technologies ne nous encombraient guère. Nous ne nous en portions que
mieux. Son frère Alain nous avait prêté un magnéto à bandes, avec pour
seule et unique bande l’intégrale Barbara de 1962 à 1970. Ainsi s’est
écoulée notre vie un an durant en compagnie de la dame brune.
Et je souviens de Barbara quand la pluie battait le carreau. Je me
souviens de cette voix claire, émouvante, fragile et forte qui montait
crescendo en dedans de nous. Je me souviens ce piano noir, imaginé
longtemps dans un coin de la pièce avec la belle dame brune qui jouait
et pleurait la vie tout pour nous des heures durant. Barbara. La dame
brune. Le piano noir. Inoubliables. Je me souviens : « Je ne suis pas
une grande dame de la chanson. Je ne suis pas une tulipe noire. Je ne
suis pas poète. Je ne suis pas un oiseau de proie. Je ne suis pas
désespérée du matin au soir. Je ne suis pas une mante religieuse. Je ne
suis pas dans les tentures noires. Je ne suis pas une intellectuelle. Je
ne suis pas une héroïne. Je suis une femme qui chante.»
Il pleuvait sans cesse sur Brest. Je me souviens de Barbara. Et chaque
fois que je l’écoute, la même émotion m’étreint. Je me souviens de cette
ville si triste ou une brise de mer nous assaillait soudain, et le
froid nous prenait en traversant Recouvrance où pourtant nous étions
heureux.
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