mercredi 10 juin 2020

1970 et les autres (12) : Chicago, II



   

Le passage de la ligne je m'y était préparé. Je ne faisais pas trop le fier. Daniel m'avait narré par le menu sa propre expérience. Je savais à quoi m'attendre. Il y avait la fête organisée à bord pour tout l'équipage et la suite le soir dans le poste équipage.


Il y eut d'abord la convocation apportée par le vaguemestre la veille au soir. Le poste numéro 1 fut le dernier de sa mémorable tournée. Il arriva beuglant comme un diable dans un cor et se cassa la gueule tel Roland à Ronceveaux. En guise de musette (il en avait déjà une bien remplie) il arborait une caisse qui pendait sur son cul proéminent. Le fond de son pantalon avait été découpé. Chaque néophyte devait y puiser avec les dents sa convocation glissée entre ses fesses. La caisse était pleine d'un mélange gras et nauséabond. Graisse, coaltar, moutarde, sauce tomate, piment, huile. Aucune barrière de sécurité. J'ai chopé ma convocation sans coup férir et offrit au vaguemestre le prix de sa course : un verre de whisky.


Le lendemain, les néophytes en slip, enduits de graisse et de coaltar furent rassemblés sur la plage avant. Aux indications lâchées depuis la passerelle par le commandant, L’attitude zéro, longitude 50 Est, la ligne imaginaire fut happée à l'aide d'une gaffe, remontée à bord et tranchée d'un vigoureux coup de hache. La ligne était passée. La fête pouvait commencer.


Le passage de l’équateur signifiant pour les marins le basculement vers un monde inconnu. le bateau à prit alors des allures de carnaval, où les matelots de tout rangs étaient déguisés de façon burlesque, peints de noir, se livrant à des débordements chaotiques lors d'une parodie de jugement menée par les anciens de façon à initier les jeunes matelots.


Neptune, diables, diablotins et autres tritons prononçaient la sentence réservée aux novices immergés dans un réservoir d’eau, façon de proclamer la purification du marin, et d’évaluer sa capacité à dompter cet élément. Avant d’être plongés dans l’eau, les néophytes étaient barbouillés de peinture. … Ces épreuves à l’allure de bizutage convertissaient définitivement les jeunes matelots en vieux loups de mer.


Impossible de se laver à l'eau douce. Juste un jet d'eau de mer. Ôter graisse, peinture et coaltar relevait de l'impossible. Mis au parfum par Daniel, j'avais planqué un bidon d'eau douce et d'essence. Je pus me nettoyer succinctement avant de regagner le poste pour le bizutage final.

J'étais bien déterminé à ne pas me laisser humilier. Pour cela il fallait jouer le jeu. J'avais rasé mon pubis et peint un formidable soleil qui me montait jusqu'au ventre. Tout le monde fut surpris. Je me montrais guilleret. Lorsque j'y fut invité, je me suis jeté dans la poubelle pleine d'un jus noirâtre dont la composition aurait tué instantanément le moindre rat d'égout. Tout en faisant le con, je cherchais les fruits au sirop nichés dans le fond et les avalais goulûment tel un affamé. Je fus ensuite accroché à l'aide d'une ceinture de sauvetage. Je me mis à nager en hurlant que j'étais « un perroquet rouge et vert du Gabon » . Trop docile pour l'entourage, je n'amusais personne. Je fus libéré et envoyé à la douche. Mon "calvaire" était fini.

J'ai fumé un clope avec Daniel et gagné ma bannette. Je mis fort mon radio cassettes pour oublier cette journée en écoutant le deuxième opus de Chicago.


   





   Mon "calvaire" était fini. Il fut bon enfant. Hélas, pour les plus récalcitrants ce fut différent. Milesi, Alonso et les plus raffinés les bizutèrent abusivement jusque tard dans la nuit. J'entendis des cris, des plaintes, des menaces et même une bagarre lorsque Tino voulu mettre fin à la fête.
  

   Deux mois plus tard, une bonne partie de l'équipage fut remplacé au terme de leur dix huit mois à bord. Tino à prolongé son contrat. Le plus vieux de l'équipage. J'appartenais désormais aux anciens avec Daniel. Nous étions maitre du poste.
    Lors du passage de la ligne suivant, je fus Amphitrite, femme de Neptune lors de la fête officielle. Les néophytes m'ont baisé les pieds tandis que je gloussais comme une dinde.
     Le soir, les bas instincts se sont réveillés. Les récalcitrants du précédent passage, les pleutres, les pleurnichards voulaient en faire baver aux néophytes à leur tour. La fête à tourné court. Tino, Daniel et moi y avons veillé.
  Durant les deux années passés à bord, j'ai passé quatre fois la ligne avec toujours ces festivités et parfois la désolation. Jamais sans excès au poste équipage numéro 1.
    Je n'y reviendrait plus. Tout à été dit.

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