Pilier des Rolling Stones, Charlie Watts est mort ce mardi 24 août à l’âge de 80 ans. Rare en interview, il avait accordé un long entretien en 1998 à “Télérama”, pour la parution de “No security”. L’occasion de revenir sur sa place au sein des Stones, de son amour pour le jazz ou encore de sa carrière sur fond de sexe, drogues et rock’n’roll.
Le tambour-major des Rolling Stones est un personnage peu ordinaire. Inconditionnel de jazz, Charlie Watts déteste le rock, ce qui ne l'empêche pas, depuis trente-cinq ans, de battre la mesure du plus grand groupe du monde. Les coups de semonce de Satisfaction, c'est lui. Tout comme les roulements trépidants de Get off my cloud, la frappe cinglante de Paint it black ou le rythme syncopé de Miss You. Trente-cinq années pendant lesquelles il a vécu de l'intérieur une folle épopée, avec son lot de drames, de tournées géantes et d'hystérie collective, sur fond de sexe, drogues et rock'n'roll. Une existence aux antipodes des aspirations de cet homme né en juin 1941 à Londres, et qui exerçait, jusqu'à sa rencontre en 1962 avec Brian Jones, la paisible profession de dessinateur publicitaire. Avare d'interviews (il a passé vingt ans sans faire une seule déclaration…), Charlie Watts s'exprime aujourd'hui à l'occasion de la parution de No security, le nouvel album « live » des Stones.
Depuis dix ans, vous êtes celui qui
bénéficie de la plus longue ovation du public chaque fois que Mick
Jagger présente les membres des Stones sur scène. Comment expliquez-
vous cette popularité ?
C'est dû à la façon dont Mick me
présente, non ? [Rires.] Ces ovations sont un immense compliment, mais
je me garde bien d'essayer d'expliquer cette popularité. Si on commence à
réfléchir à ces choses-là, on devient fou.
No Security a la particularité de présenter certaines chansons en version live pour la première fois.
Et
alors ? Mick et Keith ont dû écrire environ cinq cents ou six cents
chansons depuis les débuts des Stones. On puise naturellement dans ce
vaste répertoire. En concert, il y a toujours une liste de morceaux que
le public demande systématiquement. Si vous allez voir un concert de
Ringo Starr, vous avez forcément envie de l'entendre chanter Yellow Submarine… Cela dit, nous essayons régulièrement de jouer des titres que nous n'interprétons que rarement, d'où la présence de Sister Morphine, Memory Motel, ou encore The Last Time.
Comment définissez-vous votre position au sein des Rolling Stones ?
[Long
silence.] Ma position ? Celle de tout batteur : assurer la rythmique,
maintenir la cohésion musicale entre chaque instrument et fournir une
plate-forme aux autres.
Beaucoup de gens vous considèrent comme l'éminence grise du groupe, le Stone « sage »…
Sage,
je ne crois pas. Disons plutôt intègre. Mais je ne me regarde jamais et
je refuse d'analyser la façon dont les gens me perçoivent. C'est sans
importance.
Quels sont vos rapports avec deux personnalités aussi fortes que celles de Mick Jagger et Keith Richards ?
Personne
n'est plus proche de moi et j'ose espérer que la réciproque est vraie.
Leurs personnalités sont ce qu'elles sont. Il faut vivre à l'intérieur
de leurs sphères, suivre leur direction.
Aimez-vous autant les tournées qu'il y a vingt ou trente ans ?
Je
suis incapable de me souvenir des années 60 ou 70 ! Toutes ces années
passées sur la route ont fini par former un long et unique show. De
notre dernière tournée, je n'ai retenu qu'une file interminable de
valises et une foule de gens sans cesse en train de me dire où je dois
aller et ce que je dois faire.
Et votre tout premier concert avec les Rolling Stones, au Flamingo Jazz Club de Londres, le 14 janvier 1963 ?
Aucun
souvenir, si ce n'est celui d'avoir joué dans cet endroit avant d'avoir
fait partie des Stones. Il faut que ce soit Keith, ou jadis Bill Wyman,
qui me rappelle tel ou tel événement pour que je m'en souvienne
vaguement. Par contre, je revois très bien notre première tournée
anglaise, en 1963, dans les cinémas et les petits théâtres, quand nous
partagions l'affiche avec les Everly Brothers, Bo Diddley et Little
Richard. C'était merveilleux.
Durant
trente ans, vous avez combiné votre jeu de batterie avec la basse de
Bill Wyman. Son départ, en 1993, a-t-il modifié la formule rythmique du
groupe ?
Il me manque énormément, même si nous sommes
toujours en contact téléphonique. Mais sur scène, Darryl Jones [le
bassiste remplaçant Bill Wyman, NDLR] est un musicien tellement doué et
quelqu'un de si gentil qu'il m'est très facile de jouer et de tourner
avec lui. Si nous avions aujourd'hui un bassiste à trop forte
personnalité, ce serait insupportable. En tournée, il faut partager
chaque instant vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour donner deux
heures de spectacle… Quant à savoir si Darryl Jones est meilleur ou
moins bon que Bill Wyman, ça me semble un débat stérile. Chaque
formation de Duke Ellington était unique, magique, pourtant aucun
musicien n'était irremplaçable. Les Rolling Stones, c'est Mick et Keith.
La force et l'essence du groupe reposent sur leur bonheur et leur
longévité. Peu importe qui joue de la batterie ou de la basse avec eux :
tant qu'ils seront ensemble, les Stones existeront.
Quelle est la partie de batterie dont vous êtes le plus fier ?
Peut-être celle de Not fade away, sur l'album live Stripped. Mais c'est difficile à dire car je n'écoute jamais les disques des Rolling Stones.
Dans son livre Stone alone, Bill
Wyman écrit que vous êtes le seul du groupe à n'avoir jamais pris de
drogue dans les années 60 et à être toujours resté fidèle à sa femme.
Qu'est-ce qui a motivé cette attitude ?
Avoir toujours aimé
ma femme inconditionnellement ! En fait, j'ai détesté les années 60 et
70. Je trouvais la musique de cette période épouvantable et j'avais beau
être au coeur de l'action, je n'ai jamais vu de révolution. Seule la
naissance de ma fille m'a rendu heureux. Toutes ces gamines hurlant
durant nos concerts et le prétendu mode de vie « sexe, drogues et
rock'n'roll » m'ont toujours paru ridicules et malsains. En ce qui
concerne la dope, je me suis rattrapé au cours des années 80 en prenant
des tonnes de poudre. J'en ai été le premier surpris, ma femme n'a pas
compris, mais le plus étonné, c'était Keith Richards ! Je n'avais plus
goût à rien, je me méprisais, j'étais parti à la dérive à plus de 40
ans…
Imaginiez-vous faire une carrière aussi longue dans la musique ?
Pas
du tout. Avant de faire partie des Stones, j'accompagnais divers
artistes au gré des occasions. Au tout début des années 60, Alexis
Korner m'a demandé de tenir la batterie au sein du Blues Incorporated.
Ma rencontre avec lui fut déterminante : ce jour-là, je suis entré dans
mon premier groupe et j'ai fait la connaissance de ma femme ! Alexis
était un véritable catalyseur, doté d'un sixième sens pour dénicher des
musiciens exceptionnels, comme Jack Bruce par exemple [futur membre de
Cream, NDLR], contrebassiste, chanteur et compositeur surdoué. A
l'époque, je n'avais jamais entendu le son d'un harmonica, et pour moi,
le blues, c'était quand Charlie Parker était triste. Et voilà que Cyril
Davies, un chanteur-harmoniciste, débarque de Chicago et se fait engager
dans le groupe. Je n'avais pas la moindre idée de ce qui était en train
de se passer… Toute la scène musicale anglaise a explosé grâce aux
visions d'Alexis Korner. C'est alors qu'un p'tit gars quitte sa campagne
de Cheltenham, une guitare sous le bras et un bottleneck au doigt. Il
s'appelle Brian Jones, et la première chose qu'il fait en arrivant à
Londres, c'est d'aller voir le Blues Incorporated en concert. C'est
comme ça que je l'ai rencontré. Dans la mouvance d'Alexis, il y avait
également un dénommé Mick Jagger, qui montait parfois sur scène pour
chanter un morceau sous les yeux de son copain Keith Richards…
Vous
dites ne pas aimer le rock'n'roll, ne jamais écouter les disques des
Rolling Stones. N'auriez-vous pas préféré rester dessinateur de
publicité ?
Non ! J'ai toujours voulu être batteur, mais
j'étais persuadé de ne jamais pouvoir y parvenir. Mon rêve, c'était de
devenir Kenny Clarke et d'accompagner les grands maîtres du jazz. Mais
ça, c'est une autre paire de manches… Quand j'avais 17 ans, en 1958, je
suis allé à Paris pour voir mon idole jouer avec Bud Powell, un pianiste
génial, et Pierre Michelot, un bassiste qui avait accompagné Django
Reinhardt. Ce monde était mon univers, et j'aimais ces musiciens. Dans
le Paris des années 50, le jazz n'était pas, comme aux Etats-Unis, une
musique réservée aux Noirs, c'est pourquoi votre capitale était à cette
époque la Mecque des musiciens de jazz. Je me souviens qu'il y flottait
un parfum très romantique, je me rappelle avoir rencontré Kenny Clarke à
Saint-Germain-des-Prés, un homme flamboyant qui vivait une véritable
romance avec Paris. Moi-même, j'avais l'impression de vivre dans un film
de Fred Astaire.
Les
Rolling Stones ont joué du blues, du rock, du rhythm'n'blues, de la
soul, du disco, du reggae, mais jamais de jazz. Leur avez-vous suggéré
de s'y essayer ?
Non, j'ai simplement conseillé à Mick
d'inviter Joshua Redman à venir jouer sur Waiting on a friend lors de
notre dernière tournée. Je lui ai également suggéré d'inviter Miles
Davis sur certains de nos morceaux, mais malheureusement, ça ne s'est
pas fait… Le seul musicien de jazz que Mick ait invité de son propre
chef fut Sonny Rollins, lors de l'enregistrement studio, à Paris, de Waiting on a friend,
en 1980. Sincèrement, je ne pensais pas que Rollins accepterait. Il l'a
pourtant fait et en plus, il a adoré ! Ce fut un enchantement de
pouvoir jouer avec celui que je considère comme le dernier géant du
saxophone. En tant que simple auditeur, j'ai toujours préféré Sonny
Rollins à John Coltrane, dont le succès a fait ombrage à de nombreux
saxophonistes.
À force de
jouer dans des endroits gigantesques, comme le Stade de France,
n'avez-vous pas parfois l'impression d'être une bête de foire dans un
grand cirque rock'n'roll ?
Plutôt une petite souris. Il
s'agit d'un grand spectacle et mon rôle principal consiste à faire en
sorte que Keith ait ses applaudissements. Et puis ces stades géants ne
sont vraiment pas faits pour la musique. Tout cela, au bout du compte,
n'est que de la comédie.
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