Au commencement, rien n’y paraît. Aucun signe de désordre dans la
narration, juste une énergie frénétique qui agite devant nos yeux les
marottes de Paul Auster. On est en terrain connu (New York vorace et
pugnace), avec des personnages familiers (en fuite et en feu), et c’est
un plaisir de retrouver l’auteur en telle santé créatrice, après sept
ans d’absence. Nerveux et visuel comme Martin Scorsese, bavard et
désopilant comme Woody Allen, il fait les présentations : lecteur, voici
Archie Ferguson, Juif d’origine russe, dont la grand-mère riait comme
si elle avait des oiseaux dans la gorge, et dont le grand-père planta
les dents dans une tomate en la prenant pour une pomme, lors de son
arrivée à Ellis Island. Et Ferguson, voici ton lecteur, un cœur à
prendre, un cerveau à ébranler, sens-toi à l’aise, impose-lui tes
incohérences et ton esprit de l’escalier, joue-toi de sa naïveté, ignore
son impatience. Cette proposition de manipulation ne tombe pas dans
l’oreille d’un sourd. D’autant que Ferguson, dont nous faisons la
connaissance en 1947, alors qu’il est le plus jeune être sur terre, âgé
d’une minute à peine, ne tarde pas à se mettre à écrire, devenu
adolescent, et à se confondre avec Paul Auster, nous livrant des
extraits de ses tapuscrits dont le dernier s’appelle 4321, comme celui qui est entre nos mains…
Ce n’est pas mettre la charrue avant les bœufs ni briser un suspense
immense que de raconter la carrière littéraire qu’embrasse Ferguson,
après une enfance somnambule sous l’aile d’une mère photographe et d’un
père marchand d’électroménager. Car Paul Auster lui-même prend des
libertés avec la chronologie, s’autorise des incursions dans l’avenir
lointain pour revenir aux origines, sans souci de logique ni de
fiabilité. Démiurge olympien, il donne un coup de vieux aux procédés
classiques de dynamitage spatio-temporel, flash-back et autres
parenthèses anticipatives. Ivre de la liberté que donne l’écriture, il
voyage entre les époques comme on passe d’une pensée à une autre, trois
ans en avant, cinq ans en arrière, parfois dans la même phrase, avec un
aplomb décoiffant. Il relate des faits que nous prenons pour argent
comptant, et quelques pages plus tard, affirme le contraire comme si de
rien n’était. Un personnage meurt dans des conditions atroces, et dix
ans après, il est toujours en vie, comme si sa fin tragique n’avait
jamais eu lieu.
A chaque fois que Paul Auster ose cet art tout personnel du fait
alternatif, le lecteur perd pied. Persuadé d’avoir mal lu, on rebrousse
chemin dans l’histoire pour assurer les vérifications de rigueur. C’est
ainsi que le livre double tranquillement ses mille pages, les triple,
voire les quadruple, puisqu’il doit s’arpenter en tous sens, au risque
d’être parfois piétiné ou survolé. Puis vient l’acceptation des courants
d’air que l’écrivain crée volontairement, des aberrations parfois
fastidieuses qui trouent son récit pour lui donner plus d’oxygène.
Alors l’amusement gagne le lecteur à son tour. A la fois jeu de l’oie
et jeu de piste, la lecture se transforme en échange de signes,
d’indices, de clins d’œil. S’installe une complicité à la Perec, autour
des duperies malicieuses d’Auster, de ses subterfuges multiformes pour
brouiller les pistes, comme cette manie d’entourer son héros Archie de
personnes dotées de prénoms aux mêmes sonorités : Andy, Anne-Marie,
Artie, Audrey, Augie, Arnie, Amy… Cette dernière s’adresse à lui en
l’appelant « mon drôle de petit grain de poussière ». Un surnom
qui résume bien l’entreprise de Paul Auster, dans ce livre en forme de
compte à rebours, de l’infini vers l’insignifiant, de l’immensité vers
le microscopique, du rayonnement vers l’extinction. Dans un même
souffle, le parcours individuel de Ferguson et les mouvements collectifs
de l’histoire américaine fusionnent et disparaissent, jusqu’à ne
devenir qu’un point à l’horizon. Si bien que lorsque Paul Auster donne
la clé de son casse-tête littéraire, page 1012, il est presque trop
tard. Ferguson lui a échappé, la créature a dépassé le créateur,
phénomène propre aux grandes œuvres insondables.
Paul Auster 4 3 2 1 Actes Sud
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