mercredi 25 mars 2015

Parpaillon de Luc Moullet (1993)




L'ascension du col de Parpaillon lors du rallye annuel. Deux cents instantanés sur les participants qui disent beaucoup sur l'épreuve mais aussi, et surtout, sur notre société...


« Ce n'est pas dit que tous ceux qui ont des voitures sont des crétins, mais tous les crétins ont des voitures[…] le vélo, c'est la culture et la bagnole c'est la barbarie. »

Si quelques voitures font leur apparition dans les films de Luc Moullet (elles sont même au centre des Naufragés de la D17), on enfourche bien plus souvent son vélo. On se rappelle ainsi de la séquence mémorable d'Anatomie d'un rapport où notre acteur-réalisateur explique que chevaucher sa bicyclette permet de dépenser son énergie sexuelle aussi efficacement qu'en étant au lit. Il fallait bien qu'un jourMoullet se décidât à faire un film sur les deux-roues...


Le col du Parpaillon - dont Moullet suit l'ascension à l'occasion d'un rallye annuel - est réputé comme étant avec ses 2 637 m le plus dur des Alpes. C'est une route sauvage, non goudronnée, ce qui permet au cinéaste de filmer un paysage d'avant l'ère de l'automobile (qui en prend pour son grade durant tout le film). Le film est construit sur une série d'instantanés : lutte des cyclosportifs et des cyclotouristes, député suivi par une équipe de télévision, tricheurs en tous genres, compétiteurs acharnés ou paisibles promeneurs. En passant d'un personnage à un autre, Luc Moullet montre qu'existent dans cette course aussi bien la solidarité que les coups bas, l'instrumentalisation que la passion du sport, le plaisir que le défi... bref, que cette course reflète ce qu'est notre société.

 


Ce dispositif peut-il tenir la route pendant 1h 24 ? Et bien oui, Luc Moullet faisant preuve d'un immense talent de caricaturiste. Il parvient à faire vivre un personnage en deux trois détails, le caractérisant avec une économie de moyens extraordinaire tout en ne l'enfermant pas dans un unique rôle, dans une case, mais en ouvrant au contraire à chaque fois l'espace de sa vie. Moullet écrit le film au moment du tournage. Le matin, il découvre ses acteurs et c'est en les mettant en situation qu'il va chercher la surprise, l'imprévu, ce qui va faire qu'une histoire surgit. Et pourtant le film est très précis, travaillé, pensé, et n'a rien d'une succession de saynètes sans queues ni têtes placées à la va-comme-je-te-pousse. Moullet revient sur certains des personnages, reprend des situations, fait s'entrecroiser des récits, construisant une vraie dramaturgie à partir de ces instants épars.


Il met en scène ce petit monde (il y a près de deux cents portraits dans le film !) des fous de la pédale avec une profonde tendresse teintée de douces touches d'ironie. Les dialogues sont drôles et délicieusement absurdes, le jargon des spécialistes du cyclisme devenant une étonnante poésie qui réveille nos oreilles. Drôles et absurdes également les monologues des participants, qui se laissent aller à des dérives mentales (1)au fur et à mesure qu'ils avalent les kilomètres.

Parpaillon c'est aussi de l'amour, des coups tordus, du suspense, du sexe, de la violence, des révélations mystiques... Moullet s'amuse par cette accumulation d'histoires et d'instantanés à contredire à chaque minute de son film ce journaliste qui râle, car il n'y a pas matière selon lui à faire un sujet de plus de vingt secondes sur cette ascension « sans blessés ni accidents »... Aveuglement de l'homme de média incapable de voir toutes les histoires qui se déroulent sous ses yeux.



(1) Parmi ces monologues, celui de Luc Moullet qui cite une de ses critiques de cinéma en montant une côte, associant ainsi de façon humoristique la prose du critique à un délire...




dimanche 1 mars 2015

Yachar Kemal



Dans mes bibliothèques d'ici et d'ailleurs, j'ai bien des amis disparus. A chacune de mes visites, je lis leurs noms sur la tranche de leurs livres comme on pourrait le faire sur un monument funéraire. Je les effleure du bout des doigts pour les remercier de m'avoir appris à aimer. De tant à autre, j'ouvre un de leurs livres au hasard et cet ami me parle, preuve s'il en est qu'il est encore vivant et le restera toujours jusqu'à ce que moi aussi j'aille les rejoindre.


Aujourd'hui un homme est mort. C'était un de mes amis de papier. Un de plus me direz-vous. Je le connaissais depuis quarante ans. J'avais alors un peu plus de vingt ans et découvrais grâce à lui cette plaine de Tchoukourova, cette plaine neigeuse aux plants de côton à l'infini, parcouru bien des fois au côté de Memed qu'il m'avait présenté.

Aujourd'hui en apprenant sa mort, j'ai lu le texte qui suit, lequel vous en apprendra sur mon ami de papier bien plus que je ne pourrais le faire moi-même. Ce texte avait été déjà été emprunté par un ami du disparu qui  avait eu la chance de le rencontrer en Turquie de son vivant. Cet admirateur est un musicien. Un musicien dont j'écoute depuis l'aube la musique en hommage à mon ami disparu. Ce musicien se nomme Titi Robin et en cliquant sur son nom je vous renvois vers l'hommage à notre ammi commun sur son blog

Figure incontournable de la littérature turque, traduit dans le monde entier et plusieurs fois cité comme pouvant obtenir le prix Nobel : l'écrivain Yachar Kemal est mort ce samedi 28 février dans un hôpital d'Istanbul à l'âge de 92 ans. Il était notamment l'auteur de la saga des "Mèmed le mince"






Mèmed est le premier cycle romanesque de Yachar Kemal, dont l’écriture l’a occupé pendant plus de trente ans. Le tome I a été publié en turc en 1955, le II en 1969, le III en 1984, le IV en 1987. Les lieux, les personnages et leur psychologie s’enracinent directement dans l’enfance de Kemal, né dans une tribu turkmène, dans une famille où l’on rencontrait aussi bien des bardes qui célèbrent les hauts faits des vivants et des morts et la splendeur de la nature que des bandits d’honneur qui avaient « pris le maquis », brigands qui serviront de modèles au personnage de Mèmed. La mère de Mèmed est une jeune veuve et l’enfant travaille dur dans les champs de coton, dont il revient le soir tout ensanglanté par les chardons qu’il doit arracher, pour assurer leur survie. L’agha local, un de ces paysans parvenus et sans scrupule qui ont les pleins pouvoirs sur les faibles, s’en prend à ces deux êtres sans défense. C’est là que la révolte de Mèmed prend racine et c’est ce qui fait de lui un bandit au grand coeur réfugié dans la montagne. Sa révolte ne fera que croître au cours de nombreux épisodes, dont le principal est l’amour passionné et partagé de Mèmed pour Hatché, la jeune fille qu’il enlèvera au mépris des plans de mariage décidés par l’agha. L’argent volé aux paysans, la corruption, les trafics en tout genre, l’arbitraire, l’avidité, voilà contre quoi Mèmed va lutter tout au long de cette épopée dont les rebondissements trouvent leurs sources dans la ruse et la cruauté des accapareurs de terres qui dépouillent une population sans défense, mais aussi sans courage. Le bandit d’honneur qu’est Mèmed sauve parfois la vie des faibles, plus souvent encore leur honneur et leurs droits en usant de ruse, de violence et de meurtre. Si le terreau de l’enfance est la première source de Mèmed, une grande culture littéraire a permis à Kemal d’en opérer la transformation en chef-d’oeuvre épique.






Parties du texte de Chris Kutschera, journaliste et écrivain français, spécialisé sur le Moyen-Orient et particulièrement sur la cause kurde.


(...) “L’acte de création est certainement le phénomène le plus important de l’humanité... Quel rapport y-a-t-il entre l’existence de l’artiste, et l’oeuvre? Quelles causes poussent un homme à écrire, à créer? Ces questions fondamentales, cette question qui est sans doute la question majeure de l’histoire de l’humanité, n’a jamais été élucidée”... 

Son enfance commence comme un de ses livres, dans la violence et le sang, par un meurtre. Il avait quatre ans et demi quand son père a été assassiné, à côté de lui, dans une mosquée, par un fils adoptif: “On n’a jamais su pourquoi il a assassiné mon père. Le plus invraisemblable, c’est qu’il adorait mon père... 

Mais si Yachar Kemal a souvent raconté cet épisode (..) on sait moins qu’après ce drame horrible il a soudain commencé à bégayer, jusqu’à l’âge de 12 ans. “A l’école primaire, on ne me faisait jamais parler au tableau, je pouvais seulement écrire... Mais quand je chantais, je ne bégayais pas”.

lorsqu’il raconte dans ses livres ces meurtres entre parents, entre membres d’un même clan, lorsqu’il raconte l’épopée de ces bandits dont il fait les héros de ses romans, ne raconte-t-il pas l’histoire de son enfance -- par exemple de cet oncle maternel qui était “un des plus grands brigands de Turquie, et qui évidemment est mort de mort violente”.=Yachar Kemal dit comme en passant qu’il conserve le récit de cette mort -- avant la disparition de sa mère, il lui a fait raconter pour la centième fois la mort de son oncle, récit qu’il a enregistré au magnétophone.

Complètement ruiné, son père s’installe près d’Adana, à l’autre extrémité de la Turquie, où il est devenu l’ami et l’homme de confiance d’un bey -- et a refait fortune. “Après la mort de mon père, cette fortune a disparu en un an ou deux, et nous avons dû travailler sur la terre des autres”. La terre... C’est le principal personnage des romans de Yachar Kemal -- ou plutôt la lutte pour la terre, cette lutte féroce entre des paysans que chaque nouvelle spoliation condamne à la famine, et les aghas et beys, cette classe de propriétaires parvenus qui se développe à l’ombre du pouvoir de Mustafa Kemal.
La plaine de Tchoukourova
Et la terre, pour Yachar Kemal, c’est une terre bien particulière, c’est la terre de la région d’Adana, de la plaine de Tchoukourova, qui revit sans cesse dans l’épopée de Mémed.

D’origine kurde -- sa mère était une pure kurde, et son père, de sang mélangé, parlait le kurde et le turc -- Yachar Kemal est né dans un village de Turkmènes sédentarisés de la plaine d’Adana, et, affirme-t-il, “toute ma culture vient de là”. Mais il avoue avoir été très influencé par la “nostalgie” que sa famille gardait du Kurdistan, où sa mère allait une fois par an.

Dans un de ses livres, “Terre de fer, ciel de cuivre”, il parle d’un poète kurde aveugle, Abdalla Zeynili. Et curieusement, ses romans sont pleins de personnages kurdes. Mais ce sont toujours des personnages secondaires, accessoires. Si Yachar Kemal revendique volontiers ses ancêtres féodaux et brigands, il refuse de se considérer comme un Kurde,

Obligé de travailler très jeune sur “la terre des autres”, il a travaillé pendant 8 ans comme gardien de rizières, pendant les mois d’état, puis comme conducteur de tracteur, la nuit. C’est à cette époque qu’il a observé la terre, la nature, comme peu de gens l’ont jamais fait: “Je faisais attention à tous les détails; la rivière, je la voyais le jour, la nuit, pour tout le monde c’est une rivière comme les autres, banale. Mais je savais qu’à chaque instant, elle était différente. J’ai réalisé que ma rivière était unique. Tenez, j’ai d’ailleurs écrit un livre sur ce sujet... un livre que j’ai mûri 40 ans! J’observais toutes les manifestations de la nature; pour moi, les fleurs ne se ressemblent pas. Plus tard, cela m’a beaucoup aidé quand j’ai écrit mes romans”.


Malgré -- ou à cause de ce terrible handicap, ce bégaiement qui l’a frappé à la mort de son père, Yachar Kemal a été très vite “attiré par la culture”. A 8-9 ans, il était déjà connu comme le poète de son village. Plus tard, quand il devint gardien de rizière, il passait les mois d’hiver à errer de village en village, recueillant les contes et les légendes. A 17 ans, il devient un militant politique. Et comme il dit magnifiquement, de cette voix si belle, si grave, dont on a du mal à imaginer qu’elle ait jamais pu bredouiller, “à 18 ans, j’ai rencontré Cervantes pour la première fois”. Quatre ans plus tard, il faisait la connaissance de Stendhal. Cela grâce à des intellectuels, les frères Dino, exilés à Adana, qui l’ont aussi initié au marxisme. Yachar Kemal est assez discret sur cette période, se bornant à remarquer avec un sourire: “L’homme n’est pas tombé du ciel”... Par la suite, il a aussi été journaliste pendant 12 ans, puis pendant 8 ans, membre du comité central du Parti Ouvrier du Travail, le PC turc.

Pour lui, la culture, c’est d’abord la culture orale, la culture de ces poètes ambulants qui, pendant sa jeunesse, dans la plaine de Tchoukourova, étaient considérés comme des “personnes sacrées”: “Les villageois ne savaient ni lire ni écrire, mais ils connaissaient par coeur les grand poètes. Si un type ne savait pas les poèmes de tel ou tel poète, il était considéré comme un idiot. Quant aux femmes, elles devaient connaître les oraisons funèbres comme elles devaient savoir cuisiner”.

Aujourd’hui, dans sa plaine natale de la Tchoukourova, cette forme de culture orale a été balayée, il n’y a plus de poètes. Mais ce n’est pas le cas partout, il y en a encore mille ou quinze cents en Turquie, même dans les grandes villes comme Istambul:

il fait remarquer qu’il y a même des poètes ambulants dans les communautés turques d’Allemagne: déracinés, les ouvriers se raccrochent à la religion, aux traditions. Yachar Kemal raconte alors une histoire qu’il aime beaucoup raconter à ses visiteurs: un jour, un de ses amis l’amène dans un café d’Istamboul pour écouter un très bon poète: à sa stupéfaction, il a entendu le poète raconter... l’histoire de Mémed le Mince: partie du folklore des paysans turcs, écrite par Yachar Kemal, elle avait été reprise par les poètes ambulants, et, dit Yachar Kemal, “elle était encore plus belle dans la bouche de ce poète” . C’est que le conteur d’histoires recrée son oeuvre chaque fois qu’il la dit”.

(Latitude, N°3, Janvier 1982)



Présentation "Les Rives" triptyque" né d’une volonté de Titi Robin de "rendre" à ces pays et leurs habitants, qui l’ont nourri de leurs influences durant les 30 dernières années, leur générosité musicale et artistique en créant de nouveaux répertoires avec des musiciens locaux dans chaque pays, en enregistrant le fruit de ces créations et en faisant produire les disques par des partenaires locaux dans chacun de ces pays afin que les publics marocains, indiens et turcs puissent découvrir le fruit de ce travail.


Cette initiative est unique et nait de la constatation que si de nombreux musiciens indiens, marocains et turcs viennent en Europe (et aux Etats Unis) enregistrer des disques à destination du public occidental, il est extrêmement rare que le fruit de ces travaux ne parviennent aux publics indien, turc ou marocain...